Fuzati n'a jamais été un
rappeur. Il aurait pu chanter, comme Doc Gynéco, Classez-moi dans la
Varièt', complainte d'un gars plutôt à l'aise dans sa peau. Il
aurait pu chanter, comme Gilbert Bécaud, Seul Son Etoile, subtil,
amer, loin des clichés minables imposés par les bacs des magasins
de disques, grandes surfaces dénuées d'âmes. Autiste, fier de
l'être. Il aurait pu chanter le Mal de Vivre de Barbara, chanson qui
fait l'effet d'une corde se resserrant doucement autour du cou,
nouant la gorge, provoquant la nosée, les larmes, faisant couler un
sang imaginaire pénible et jubilatoire à la fois. Sobrement triste,
Fuzati n'a jamais été pleurnichard. C'est un cynique, avec dans les
pattes le talent pour écrire des morceaux de la trempe du Tango
Funèbre d'un Brel, qui même dévoré par le concept de mort, savait
la regarder et lui dire: "T'as d'beaux yeux, tu sais".
Réalisme poétique, Jean Gabin, Quai des Brumes, expressionnisme
allemand, yada yada yada. Fuzati fait des disques avec un nombre
raisonnable de morceaux (13 sur La Fin de l'Espèce), des morceaux
avec un nombre raisonnable de couplets (2 en général, 3 max).
Aussi, un morceau du Klub des Loosers est exaltant car on peut lire
le texte à part, sans la musique, et être touché quand même. Puis
on réécoute le morceau pour être sûr, et ces phrases qu'on a
décortiqué s'enchaînent et tombent comme des massues. Un morceau
du Klub des Loosers ne donne aucun plaisir, il est plus de l'ordre de l'orgastique. Fuzati est méthodique et ne perd aucun temps, même pas
celui d'écrire un refrain. Pourquoi écrire des refrains d'ailleurs
?
Non-Père est un chef
d'oeuvre pour les raisons suivantes. D'abord, son sample qui pue la
bande son de western spaghetti à plein nez, ses choeurs qui semblent
descendre à n'en plus finir, et se répètent inlassablement jusqu'à
l'épuisement (vous me direz, ok, c'est globalement le principe du
rap actuel, mais faut avoir les couilles de faire tourner le sample
sans AUCUNE variation). Et le texte. Mais quel texte...Sorte de Mon
Frère de Maxime Le Forestier à l'envers. « Ici quand
tout vous abandonne
/ On se fabrique une famille » chante ce
dernier. Fuzati fait tout l'inverse, il ne fabrique pas mais détruit
complètement sa famille imaginaire. Il déconstruit le rêve.
D'abord, celui de la famille recomposée, illusion pas crédible.
Manière de redonner un sens à la paternité, d'en finir avec le
mythe du Disneyland Daddy. Non, un père n'est pas juste celui qui
est là, c'est beaucoup plus que ça. Sentir l'amour d'un père est
beaucoup plus profond. Ce n'est pas le fait que le personnage décrit
par Fuzati n'arrive pas à se faire comprendre par son beau-fils qui
est touchant, c'est le fait que cette situation soit inextricable,
comme une catastrophe naturelle. Puis, comme par magie, par
l'artifice d'un changement de temps du verbe, du passé composé au futur proche - qui sonne plutôt comme un conditionnel - un second
couplet apparaît avec une autre histoire. Celle d'un gars qui refuse
d'avoir un enfant, qui refuse d'endosser ce foutu rôle que des
textes aussi ringards que la Bible lui imposent. Un type moderne,
pour qui les gazouillis d'un bébé sont une torture, pour qui élever
un enfant est une guerre. Biologie, civilisation, instinct,
statistiques, tombeau d'un mystère. Rien n'est sexy, rien n'est
agréable. Fuzati n'est pas un rappeur, mais ce n'est pas un artiste
de variété, car personne n'a envie d'entendre parler de néant en
prenant le métro pour aller au boulot le matin. On a besoin de
substance, de fertilité, d'énergie. Fuzati est moderne car il prend
volontairement le contre-pied de cela.
Non-Père me fait penser à
ce tableau de Hopper, Sun in an Empty Room.
BK
Tu ne m'appelleras pas papa parce
qu'elle t'a eu avec un autre
Un type qui me déteste parce que je
rentre par où tu es sorti
Arrivé dans ta vie comme un coup de
pied dans un jeu de billes
Moi je n'ai pas planté la graine,
pourtant je te vois plus que lui
Tous les matins je te réveille et je
te prépare ton cartable
J'espère qu'aujourd'hui à l'école
ils vont t'apprendre à être aimable
Ce n'est pas grave c'est le début, on
se supportera comme on peut
Pas sûr qu'avec ta mère ça dure, car
je préfère la vie à deux
Je n'apparais pas sur tes dessins, toi
tu n'étais pas dans les miens
Les choses seraient tellement plus
simples si tu n'étais qu'un petit chien
Absent à ton premier hochet, je t'ai
aimé par ricochet
Je n'ai droit un sourire qu'en
ressortant du magasin de jouet
De toi je n'aurai choisi ni le prénom
ni la présence
Tu vas m'en faire baver quand viendra
ton adolescence
Au fond tout ça ne sert à rien les
liens du sang l’emporteront toujours
Je ne serai jamais un père pour toi
même si je fais tout pour
Tu ne m'appelleras pas papa parce
qu'elle t'aura avec un autre
Le premier type qui sera à l'heure
selon son horloge biologique
Elle disait qu'elle m'aimait vraiment
mais pas au point de ne pas être maman
Sommes nous civilisés si l'instinct
bat les sentiments
Pas de regret, de toute façon je ne
t'aurais vu que deux week end par mois
L'amour ça ne dure pas je l'ai lu dans
les statistiques
Et leurs yeux tristes quand elle
comprennent que je ne serai pas un géniteur
Mais je ne veux rien reproduire et
encore moins une erreur
Fiston, de toute façon, on ne connaît
jamais vraiment son père
Tous amenés à pleurer devant le
tombeau d'un mystère
Pas de parties de foot ni d'après-midi
au zoo
Laisse moi y aller tout seul je me sens
plus proche des animaux
Fiston ne m'en veut pas nous ne nous
connaîtrons pas
Beaucoup d'ex te le diraient après
tout c'est mieux comme ça
Elles voulaient tant te faire venir,
pressées par le compte à rebours
Mon fils reste dans le néant, je
t'évite un aller-retour
Fuzati