jeudi 25 octobre 2012

Klub des Loosers - Non-Père


Fuzati n'a jamais été un rappeur. Il aurait pu chanter, comme Doc Gynéco, Classez-moi dans la Varièt', complainte d'un gars plutôt à l'aise dans sa peau. Il aurait pu chanter, comme Gilbert Bécaud, Seul Son Etoile, subtil, amer, loin des clichés minables imposés par les bacs des magasins de disques, grandes surfaces dénuées d'âmes. Autiste, fier de l'être. Il aurait pu chanter le Mal de Vivre de Barbara, chanson qui fait l'effet d'une corde se resserrant doucement autour du cou, nouant la gorge, provoquant la nosée, les larmes, faisant couler un sang imaginaire pénible et jubilatoire à la fois. Sobrement triste, Fuzati n'a jamais été pleurnichard. C'est un cynique, avec dans les pattes le talent pour écrire des morceaux de la trempe du Tango Funèbre d'un Brel, qui même dévoré par le concept de mort, savait la regarder et lui dire: "T'as d'beaux yeux, tu sais". Réalisme poétique, Jean Gabin, Quai des Brumes, expressionnisme allemand, yada yada yada. Fuzati fait des disques avec un nombre raisonnable de morceaux (13 sur La Fin de l'Espèce), des morceaux avec un nombre raisonnable de couplets (2 en général, 3 max). Aussi, un morceau du Klub des Loosers est exaltant car on peut lire le texte à part, sans la musique, et être touché quand même. Puis on réécoute le morceau pour être sûr, et ces phrases qu'on a décortiqué s'enchaînent et tombent comme des massues. Un morceau du Klub des Loosers ne donne aucun plaisir, il est plus de l'ordre de l'orgastique. Fuzati est méthodique et ne perd aucun temps, même pas celui d'écrire un refrain. Pourquoi écrire des refrains d'ailleurs ?

Non-Père est un chef d'oeuvre pour les raisons suivantes. D'abord, son sample qui pue la bande son de western spaghetti à plein nez, ses choeurs qui semblent descendre à n'en plus finir, et se répètent inlassablement jusqu'à l'épuisement (vous me direz, ok, c'est globalement le principe du rap actuel, mais faut avoir les couilles de faire tourner le sample sans AUCUNE variation). Et le texte. Mais quel texte...Sorte de Mon Frère de Maxime Le Forestier à l'envers. « Ici quand tout vous abandonne / On se fabrique une famille » chante ce dernier. Fuzati fait tout l'inverse, il ne fabrique pas mais détruit complètement sa famille imaginaire. Il déconstruit le rêve. D'abord, celui de la famille recomposée, illusion pas crédible. Manière de redonner un sens à la paternité, d'en finir avec le mythe du Disneyland Daddy. Non, un père n'est pas juste celui qui est là, c'est beaucoup plus que ça. Sentir l'amour d'un père est beaucoup plus profond. Ce n'est pas le fait que le personnage décrit par Fuzati n'arrive pas à se faire comprendre par son beau-fils qui est touchant, c'est le fait que cette situation soit inextricable, comme une catastrophe naturelle. Puis, comme par magie, par l'artifice d'un changement de temps du verbe, du passé composé au futur proche - qui sonne plutôt comme un conditionnel - un second couplet apparaît avec une autre histoire. Celle d'un gars qui refuse d'avoir un enfant, qui refuse d'endosser ce foutu rôle que des textes aussi ringards que la Bible lui imposent. Un type moderne, pour qui les gazouillis d'un bébé sont une torture, pour qui élever un enfant est une guerre. Biologie, civilisation, instinct, statistiques, tombeau d'un mystère. Rien n'est sexy, rien n'est agréable. Fuzati n'est pas un rappeur, mais ce n'est pas un artiste de variété, car personne n'a envie d'entendre parler de néant en prenant le métro pour aller au boulot le matin. On a besoin de substance, de fertilité, d'énergie. Fuzati est moderne car il prend volontairement le contre-pied de cela.

Non-Père me fait penser à ce tableau de Hopper, Sun in an Empty Room.


BK


Tu ne m'appelleras pas papa parce qu'elle t'a eu avec un autre
Un type qui me déteste parce que je rentre par où tu es sorti
Arrivé dans ta vie comme un coup de pied dans un jeu de billes
Moi je n'ai pas planté la graine, pourtant je te vois plus que lui
Tous les matins je te réveille et je te prépare ton cartable
J'espère qu'aujourd'hui à l'école ils vont t'apprendre à être aimable
Ce n'est pas grave c'est le début, on se supportera comme on peut
Pas sûr qu'avec ta mère ça dure, car je préfère la vie à deux
Je n'apparais pas sur tes dessins, toi tu n'étais pas dans les miens
Les choses seraient tellement plus simples si tu n'étais qu'un petit chien
Absent à ton premier hochet, je t'ai aimé par ricochet
Je n'ai droit un sourire qu'en ressortant du magasin de jouet
De toi je n'aurai choisi ni le prénom ni la présence
Tu vas m'en faire baver quand viendra ton adolescence
Au fond tout ça ne sert à rien les liens du sang l’emporteront toujours
Je ne serai jamais un père pour toi même si je fais tout pour

Tu ne m'appelleras pas papa parce qu'elle t'aura avec un autre
Le premier type qui sera à l'heure selon son horloge biologique
Elle disait qu'elle m'aimait vraiment mais pas au point de ne pas être maman
Sommes nous civilisés si l'instinct bat les sentiments
Pas de regret, de toute façon je ne t'aurais vu que deux week end par mois
L'amour ça ne dure pas je l'ai lu dans les statistiques
Et leurs yeux tristes quand elle comprennent que je ne serai pas un géniteur
Mais je ne veux rien reproduire et encore moins une erreur
Fiston, de toute façon, on ne connaît jamais vraiment son père
Tous amenés à pleurer devant le tombeau d'un mystère
Pas de parties de foot ni d'après-midi au zoo
Laisse moi y aller tout seul je me sens plus proche des animaux
Fiston ne m'en veut pas nous ne nous connaîtrons pas
Beaucoup d'ex te le diraient après tout c'est mieux comme ça
Elles voulaient tant te faire venir, pressées par le compte à rebours
Mon fils reste dans le néant, je t'évite un aller-retour

Fuzati






jeudi 18 octobre 2012

Brigitte Fontaine - Le Beau Cancer


En France, on dit souvent du cinéma qu'il est le 7ème art et rarement de la musique qu'elle est le 4ème. Pourtant, la voilà en 2012, décharnée, démodée, exsangue. On s'y réfère même souvent par le mot industrie...quelle insupportable insulte !


Soit. C'est le monde d'aujourd'hui, comme le chantait déjà Brigitte Fontaine en 1968 sur son sublime disque, « Brigitte Fontaine...Est Folle ». C'est cette folie que je trouve fascinante, mauvaise herbe pour les radios, grain de sable sur la pizza aux anchois, cheveux sur la soupe. Fontaine, nominée peut-être une fois ou deux, mais surtout jamais lauréate de ces Victoires de la Musique, est elle aussi, par conséquent, une des nombreuses Défaites de la musique. Aussi dingue et pas moins talentueuse qu'une Barbara mais moins sentimentale, donc moins consensuelle. À la même époque, cette dernière chantait que sa plus belle histoire d'amour, c'était vous, une déclaration touchante mais un peu égocentrique.


Fontaine semblait surtout déjà être destinée à être une marginale, comme le suggérait son morceau Éternelle, sorte de manifeste de la modernité s'élevant contre le superficiel, les fourrures, les parures; véritable ode au naturel, apologie de la calvitie, de la nudité, du simple appareil. Ce morceau mérite à lui tout seul un livre entier.

Mais c'est Le Beau Cancer, mon morceau favori de cet album, définitivement. La première raison se trouve dans le titre. Fontaine pose ce qui est pour moi, la base de la modernité en musique: un cynisme virulent, violent, une ironie malsaine. Ensuite, c'est la conscience de la mortalité, aigüe, à chaque recoin de chaque ligne et de chaque paragraphe, l'idée qu'une chanson n'est pas juste un cri éphémère, mais un testament perpétuel. Le texte du Beau Cancer fait bien marrer, ça dure deux minutes, ça se balance, c'est rythmé, mais appliqué dans la réalité, ce qu'il décrit est quasiment insoutenable. Les mots sont durs et les associations, impitoyables: enfants exaspérés, mer (presque prononcé mort) étriquée, étranges poisons, postillons, litrons, graillons, foudroyées, belle fièvre, affreuses grèves, les vieillards qui crèvent, les pestiférés, ces fleurs de fer, Lucifer, et bien sûr le fameux cancer. Il n'y a pas de cadeaux, ce n'est pas Noël, c'est un tableau apocalyptique, psychédélique, mortifère. Et en fond, une petite comptine diabolique, qui swingue tranquillement, qui se dandine de haut en bas...Le contraste est saillant, tranchant, surtout, il démontre par A+B ce qu'est selon moi la musique populaire contemporaine: un domaine où la poésie des Mots devrait régner comme force providentielle, et où la musique ne devrait être qu'une voix, un support, un format. Pour qu'enfin, on arrête de parler de genres musicaux, et qu'on se remette à parler de musique.

BK



ô ma folie mon beau bateau

mène-moi à Valparaiso 

j'en ai assez du parc Monceau 

de ses bassins de ses jets d'eau

de ses enfants exaspérés

traînés dans la suie de l'été 

et se noyer pour se noyer la mer serait moins étriquée

ô ma folie mon beau flacon
donne-moi d'étranges poisons 

j'en ai assez du Postillon 

et des litrons et des graillons 

et des serveuses de café
qui attendent d'être mangées 

et s'assommer pour s'assommer il vaut mieux être foudroyée

ô ma folie ma belle fièvre

mène-moi sur d'affreuses grèves 

j'en ai assez des rues de Sèvres

où les vieillards doucement crèvent 

dans l'indifférence et l'ennui comm'si ça n'était pas leur vie 

et se flinguer pour se flinguer j'aime mieux les pestiférés

ô ma folie mon beau cancer

recouvre-moi de fleurs de fer
de l'atelier de Lucifer
J'en ai assez des infirmières
de cette fondation Curie

qui est le monde d'aujourd'hui

et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli

Fontaine - Bloch-Lainé