jeudi 18 octobre 2012

Brigitte Fontaine - Le Beau Cancer


En France, on dit souvent du cinéma qu'il est le 7ème art et rarement de la musique qu'elle est le 4ème. Pourtant, la voilà en 2012, décharnée, démodée, exsangue. On s'y réfère même souvent par le mot industrie...quelle insupportable insulte !


Soit. C'est le monde d'aujourd'hui, comme le chantait déjà Brigitte Fontaine en 1968 sur son sublime disque, « Brigitte Fontaine...Est Folle ». C'est cette folie que je trouve fascinante, mauvaise herbe pour les radios, grain de sable sur la pizza aux anchois, cheveux sur la soupe. Fontaine, nominée peut-être une fois ou deux, mais surtout jamais lauréate de ces Victoires de la Musique, est elle aussi, par conséquent, une des nombreuses Défaites de la musique. Aussi dingue et pas moins talentueuse qu'une Barbara mais moins sentimentale, donc moins consensuelle. À la même époque, cette dernière chantait que sa plus belle histoire d'amour, c'était vous, une déclaration touchante mais un peu égocentrique.


Fontaine semblait surtout déjà être destinée à être une marginale, comme le suggérait son morceau Éternelle, sorte de manifeste de la modernité s'élevant contre le superficiel, les fourrures, les parures; véritable ode au naturel, apologie de la calvitie, de la nudité, du simple appareil. Ce morceau mérite à lui tout seul un livre entier.

Mais c'est Le Beau Cancer, mon morceau favori de cet album, définitivement. La première raison se trouve dans le titre. Fontaine pose ce qui est pour moi, la base de la modernité en musique: un cynisme virulent, violent, une ironie malsaine. Ensuite, c'est la conscience de la mortalité, aigüe, à chaque recoin de chaque ligne et de chaque paragraphe, l'idée qu'une chanson n'est pas juste un cri éphémère, mais un testament perpétuel. Le texte du Beau Cancer fait bien marrer, ça dure deux minutes, ça se balance, c'est rythmé, mais appliqué dans la réalité, ce qu'il décrit est quasiment insoutenable. Les mots sont durs et les associations, impitoyables: enfants exaspérés, mer (presque prononcé mort) étriquée, étranges poisons, postillons, litrons, graillons, foudroyées, belle fièvre, affreuses grèves, les vieillards qui crèvent, les pestiférés, ces fleurs de fer, Lucifer, et bien sûr le fameux cancer. Il n'y a pas de cadeaux, ce n'est pas Noël, c'est un tableau apocalyptique, psychédélique, mortifère. Et en fond, une petite comptine diabolique, qui swingue tranquillement, qui se dandine de haut en bas...Le contraste est saillant, tranchant, surtout, il démontre par A+B ce qu'est selon moi la musique populaire contemporaine: un domaine où la poésie des Mots devrait régner comme force providentielle, et où la musique ne devrait être qu'une voix, un support, un format. Pour qu'enfin, on arrête de parler de genres musicaux, et qu'on se remette à parler de musique.

BK



ô ma folie mon beau bateau

mène-moi à Valparaiso 

j'en ai assez du parc Monceau 

de ses bassins de ses jets d'eau

de ses enfants exaspérés

traînés dans la suie de l'été 

et se noyer pour se noyer la mer serait moins étriquée

ô ma folie mon beau flacon
donne-moi d'étranges poisons 

j'en ai assez du Postillon 

et des litrons et des graillons 

et des serveuses de café
qui attendent d'être mangées 

et s'assommer pour s'assommer il vaut mieux être foudroyée

ô ma folie ma belle fièvre

mène-moi sur d'affreuses grèves 

j'en ai assez des rues de Sèvres

où les vieillards doucement crèvent 

dans l'indifférence et l'ennui comm'si ça n'était pas leur vie 

et se flinguer pour se flinguer j'aime mieux les pestiférés

ô ma folie mon beau cancer

recouvre-moi de fleurs de fer
de l'atelier de Lucifer
J'en ai assez des infirmières
de cette fondation Curie

qui est le monde d'aujourd'hui

et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli

Fontaine - Bloch-Lainé




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