En France, on dit souvent du cinéma
qu'il est le 7ème art et rarement de la musique qu'elle est le 4ème.
Pourtant, la voilà en 2012, décharnée, démodée,
exsangue. On s'y réfère même souvent par le mot industrie...quelle insupportable insulte !
Soit. C'est le monde
d'aujourd'hui, comme le chantait déjà Brigitte Fontaine en
1968 sur son sublime disque, « Brigitte Fontaine...Est Folle ».
C'est cette folie que je trouve fascinante, mauvaise herbe pour les radios, grain de sable sur la
pizza aux anchois, cheveux sur la soupe. Fontaine, nominée
peut-être une fois ou deux, mais surtout jamais lauréate de ces Victoires
de la Musique, est elle aussi, par conséquent, une des nombreuses Défaites de
la musique. Aussi dingue et pas moins talentueuse qu'une Barbara mais
moins sentimentale, donc moins consensuelle. À la même époque,
cette dernière chantait que sa plus belle histoire
d'amour, c'était vous, une déclaration touchante mais un
peu égocentrique.
Fontaine semblait surtout déjà être
destinée à être une marginale, comme le suggérait son morceau Éternelle, sorte de manifeste de la modernité
s'élevant contre le superficiel, les fourrures, les parures; véritable ode au
naturel, apologie de la calvitie, de la nudité, du simple
appareil. Ce morceau mérite à lui tout seul un livre
entier.
Mais c'est Le Beau Cancer,
mon morceau favori de cet album, définitivement. La première raison
se trouve dans le titre. Fontaine pose ce qui est pour moi, la base
de la modernité en musique: un cynisme virulent, violent, une ironie
malsaine. Ensuite, c'est la conscience de la mortalité, aigüe, à
chaque recoin de chaque ligne et de chaque paragraphe, l'idée qu'une
chanson n'est pas juste un cri éphémère, mais un testament
perpétuel. Le texte du Beau Cancer fait bien marrer, ça dure deux
minutes, ça se balance, c'est rythmé, mais appliqué dans la
réalité, ce qu'il décrit est quasiment insoutenable. Les mots sont
durs et les associations, impitoyables: enfants exaspérés, mer (presque prononcé mort) étriquée, étranges poisons, postillons, litrons, graillons, foudroyées, belle fièvre, affreuses grèves, les vieillards qui crèvent, les pestiférés,
ces fleurs de fer, Lucifer, et bien
sûr le fameux cancer. Il n'y a pas de cadeaux, ce
n'est pas Noël, c'est un tableau apocalyptique, psychédélique, mortifère. Et en fond, une petite comptine diabolique,
qui swingue tranquillement, qui se dandine de haut en bas...Le contraste est
saillant, tranchant, surtout, il démontre par A+B ce qu'est selon moi la musique populaire contemporaine: un domaine où la poésie des Mots
devrait régner comme force providentielle, et où la musique ne
devrait être qu'une voix, un support, un format. Pour qu'enfin, on arrête de
parler de genres musicaux, et qu'on se remette à parler de
musique.
BK
ô ma folie mon beau bateau
mène-moi à Valparaiso
j'en ai assez du parc Monceau
de ses bassins de ses jets d'eau
de ses enfants exaspérés
traînés dans la suie de l'été
et se noyer pour se noyer la mer serait moins étriquée
ô ma folie mon beau flacon
donne-moi d'étranges poisons
j'en ai assez du Postillon
et des litrons et des graillons
et des serveuses de café
qui attendent d'être mangées
et s'assommer pour s'assommer il vaut mieux être foudroyée
ô ma folie ma belle fièvre
mène-moi sur d'affreuses grèves
j'en ai assez des rues de Sèvres
où les vieillards doucement crèvent
dans l'indifférence et l'ennui comm'si ça n'était pas leur vie
et se flinguer pour se flinguer j'aime mieux les pestiférés
ô ma folie mon beau cancer
recouvre-moi de fleurs de fer
de l'atelier de Lucifer
J'en ai assez des infirmières
de cette fondation Curie
qui est le monde d'aujourd'hui
et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli
qui est le monde d'aujourd'hui
et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli
Fontaine - Bloch-Lainé
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