mardi 27 novembre 2012

Les Herbes Amères, premiers extraits.

Il va bientôt être temps de sortir notre troisième album, le premier auto-produit, sur notre propre label (Mélodies Mentales).
Voici les deux premiers extraits.


lundi 26 novembre 2012

Oxmo Puccino - Mourir 1000 Fois

Brel avait bien raison d'être belge.

Tout part d'une faute d'orthographe volontaire. On utilise en général l'auxiliaire être et non avoir pour conjuguer le verbe mourir dans les temps composés de la voix active. Si l'on y pense deux secondes, on peut facilement comprendre pourquoi. Mourir est un état et même quand on se donne la mort, qu'on met fin à ses jours, on n'est jamais vraiment qu'une marionnette, enveloppée par l'état d'être éteint, derrière le voile de l'inconnu. 

Car Oxmo Puccino savait très bien ce qu'il faisait quand il chantait son refrain. Il prenait ses distances, il maquillait la veuve noire qui se faufile sans prévenir dans la nuque et pique sa victime. Insensé, insupportable. J'ai écouté Mourir 1000 Fois des centaines de fois, j'ai pleuré presque à chaque fois. L'humain est tellement faible, son existence se dissout dans verre, puis les bulles disparaissent et l'eau s'évapore. Le seul autre exemple que je connaisse d'une chanson plaçant son auditeur en face de sa mortalité avec autant de vigueur est le Tango Funèbre de Jacques Brel déjà cité ici.

"Est-ce qu'il est encore chaud ? / Est-ce qu'il est déjà froid ?" comme des giflettes assénées aux visages des pauvres gens qui croient en l'après-vie. Même ceux qui pensent déjà au Paradis ont cette intuition refoulée au fin fond de leur conscience, le vertige du néant, le silence assourdissant qui recouvre les lumières de la ville quand tout le monde dort encore. J'écoute souvent Mourir 1000 Fois en rentrant dans ma banlieue l'hiver quand il fait nuit. 

Je ressens des frissons, mais de plaisir, à chaque ligne, chaque idée. Pour moi, cette chanson est moins morbide qu'elle ne le laisse paraître. Dans ses résonances, ses échos, son sample 8-bits, sa faute d'orthographe manifeste, j'y entrevois quelque chose de plus fort que la mort: une débordante humanité. On dit d'Oxmo qu'il est la plus belle plume du rap français, mais c'est avant tout un humain d'exception, je le sais pour avoir eu la chance de l'interviewer. Ce qu'il fait avec Mourir 1000 Fois c'est percevoir avec une justesse de ciseleur un sentiment imparfaitement humain. Comme un photographe expérimental du début du 20ème siècle, Oxmo tâtonne, chatouille, il ose, il rentre dedans. Quitte à être parfois surréaliste dans sa manière de conjuguer les verbes.


Eugène Atget, Avenue des Gobelins, Paris, 1925.


Le morceau cite Demain C'est Loin d'IAM dans son dénouement, chef d'oeuvre massif de la musique française toute entière, qui décrivait fatalement le quotidien des classes ouvrières françaises dans les années 90. "Je pense à Momo, qui m'a dit "à plus" /  Jamais je ne l'ai revu", ralenti, étiré, rabâché. Comme Baudelaire qui dédicaçait ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier, Oxmo semble dédicacer la sienne à Shurik'n et Akhenaton. Ce genre de choses ont un nom, et ce nom, c'est la classe. 

Le premier album d'Oxmo Puccino a connu contrairement à L'Ecole Du Micro d'Argent, un succès tardif. Il restera néanmoins à jamais comme un des albums français les plus sous-estimés de son temps. Et si celui-là est sous-estimé, les deux suivants - L'Amour est Mort et Le Cactus de Sibérie - sont à des années lumières du mérite qui doit leur revenir: celui de placer le rap français au rang d'Art. 

Brel avait vraiment raison d'être belge.

BK



J'ai peur de la mort, je le sais, je l'ai vue épeler mon nom 
Appeler des amis, jamais je les ai revus 
Peur que sans moi la vie suive son cours 
Qu'un autre con touche ma thune et que ma fouf’ change de pine 
Et qu'une quelconque loque me copie, que mes potes m'oublient 
Qu'à chaque fois que ma mère ouvre les yeux ses larmes aient doublé 
Ne pas voir son gosse pousser, frotter son dos quand il tousse 
Toucher d'autres meufs que ta fouf'
Si demain le pire arrivait prends ce texte tel un testament 
Pas de biens à partager sauf mes sentiments 
Nos soucis ne sont pas les mêmes, fiston 
Ne mélangeons pas nos pensées 
Je pense qu'on sera jamais amis 

C’est l'existence et ses châtiments 
L'amour des proches est d'or 
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre 
Profites-en encore tant que t'as le temps 
Nos vies se raccourcissent chaque jour 

Mourir, y'a milles façons, peu le choisissent 
La faucheuse n'oublie personne, ni toi ni moi, jamais oisive 
J'en passe des façons de se casser de la tèc’ 
Des potes qui se disloquent en caisse, des mères se laissant suicider 
Tant de vies perdues dans le triangle "love" des Bermudes 
Un type une fille dénudés, tu viens, tu vois, tu te fâches : t’en tues un 
Le rouge coule, un bougre au sol, l'autre en taule 
Drôle de vie, dire que tout ça part de l'amour – laisse-moi douter - 
On dit perds pas l'espoir, mais faire quoi 
Quand un sale faire-part dit que ton père part d'un cancer ? 
De toute façon c'est ça ou autre chose 
Il y a mille façons d'être soustrait 
De laisser les joues arrosées 

C’est l'existence et ses châtiments 
L'amour des proches est d'or 
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre 
Profites-en encore tant que t'as le temps 
Nos vies se raccourcissent chaque jour 

Ceux que tu aimes vraiment, tiens-les 
Tel une poignée de sable pendant la tempête 
N'écarte jamais les doigts ou toute ta vie tu le regretteras amèrement 
Et ceux qui t'aiment, adore-les avant la housse 
Car les regrets ne servent à rien arrivé dans l'Au-delà 
Aimer ses amis sans baliser, croire que la vie est longue 
Jusqu'à réaliser l'erreur lors d'une fin de vie 
Le pire dans la perte c'est pas l'être aimé 
Mais le temps de se consoler 
Car quand on meurt c'est pour si longtemps 
Ce qui est à craindre c'est qu'à force 
Que tes proches se taillent à la morgue 
Tu finis par être plus mort qu'eux 
Vu qu'à chaque fois qu'on perd quelqu'un de cher 
On meurt aussi un peu 
Facile d'écrire mourir mille fois 

mardi 20 novembre 2012

Jonathan Richman - Silence alors, silence

Le coach de Saint-Etienne, Christophe Galtier, a récemment fait une bourde sur un plateau de télévision: "Les espagnols ne chantent pas pendant leur hymne, et alors, on le leur reproche ?" Il n'a pas eu le temps de finir sa phrase qu'Eric Di Meco, ancien latéral gauche culte de l'OM reconverti en délicieux commentateur, le coupait: "Euh, Christophe, l'hymne espagnol n'a pas de paroles...". J'insiste et repense donc instinctivement à ce tweet de Didier Braun, historien du football, le 1er juillet dernier: "C'est beau un hymne sans paroles".

Ceux qui me connaissent savent que je milite pour que les auteurs de chansons écrivent dans leur langue maternelle. Ceux qui me connaissent bien savent que quand j'ai commencé mon groupe, j'écrivais en anglais. Ceux qui me connaissent encore mieux savent que je fais des études d'anglais depuis cinq ans, et ceux-là me demandent souvent: "Du coup, tu vas recommencer à écrire en anglais ?". J'ai passé suffisamment de temps à commenter les perles minimalistes de William Carlos William et les toiles d'araignées de T.S. Eliot pour savoir que même en 30 ans de pratique, je ne saurais écrire un texte convenable en anglais et qui retranscrirais mes émotions les plus profondes. Enfin cela dit, en bossant comme un dingue, je pourrais parvenir à maîtriser les problèmes basiques que me poseraient la syntaxe et la grammaire d'une langue vicieuse, qui a la réputation d'être simple, qui est très loin de l'être pour autant que je sache - et je suis en M2. Je pourrais acquérir un bon petit bagage de vocabulaire, si ce n'est pas déjà le cas, pour avoir une palette assez large d'émotions et parvenir à retranscrire à peu près mes idées. Avec un dictionnaire, je pourrais compléter mes lacunes et arriver, au final, à un résultat qui ne sonnerait pas si mal. 


Quelle idée de merde néanmoins. Quelle stupidité. Tant d'efforts, tant d'années, tant de sueur, pour parvenir à un texte correct. Je n'ai sûrement pas écrit de grand morceau, mais j'ai eu les couilles de le faire donc j'ai pu prendre un certain recul par rapport à mon travail. Je me suis rendu compte que pour les meilleures choses, dans 99% du temps, l'essentiel était dans les trois ou quatre premiers mots griffonnés sur la page blanche. Le reste, de la chantilly sur un gâteau. Ces mots, ils me sont venus avec un naturel fracassant, celui que j'entends dans mes rêves, qui se répète en boucle dans ma tête quand j'ai de la fièvre. Ils sont venus dans ma langue maternelle. 


Je me suis récemment pris d'amour pour le football et j'ai compris pourquoi. Les langues permettent de s'exprimer, mais il est incroyablement complexe d'exprimer ce qu'on a vraiment, VITALEMENT, M-O-R-T-E-L-L-E-M-E-N-T envie d'exprimer. Quand je vois des mecs jouer bien au foot - c.f. le Barça - j'ai l'impression qu'ils discutent entre eux avec le ballon, qu'ils communiquent. Quand ils se comprennent, c'est magnifique. Le plupart du temps, en club, les joueurs de foot ne parlent pas la même langue. Mais de gestes techniques en appels, contre-appels, jeu avec ou sans ballon, ils parviennent à mettre sur pied cette absurde chorégraphie qu'est le football. Quand je joue au foot et qu'on me fait une passe, j'ai le sentiment qu'on me donne la parole, à moi d'exprimer ce que j'ai sur le coeur. Tout ça, la bouche fermée.


"Silence alors, silence/ Parce que ta parole c'est comme une poire/ Pour l'un délicieux/ Pour l'autre 
nauséabond" déclame l'ancien troubadour des Modern Lovers, apôtre du rock moderne, en français dans le texte. Richman n'a aucun problème à chanter en espagnol, en italien aussi. Il est aujourd'hui débarrassé du tintamarre électrique, libre avec sa petite guitare classique, sans retours sur scène. Mon admiration est infinie pour cet homme. 

Ce qui compte ce n'est pas tellement la langue dans laquelle on chante. Ce qui compte c'est de sortir de soi des sentiments, des événements, des couleurs, des nuances, des adjectifs, des fins du Monde, des satellites, du poivre, du sel. Ce qui compte, c'est que ça ait de la saveur. 


Sinon, parfois, c'est beau le silence.


PS: "Silence alors, Silence" figure sur l'album de J. Richman ¿ Que venimos sino a caer ? sorti en 2009. J'aimerais pouvoir la joindre à mon post mais elle n'est ni sur youtube, ni sur deezer. Du coup, je 
met un lien spotify vers une autre merveilleuse chanson de Richman en français, "Les Etoiles".

Jonathan Richman – Les Etoiles



vendredi 9 novembre 2012

Sébastien Tellier - Roche

Parler de Roche par Sébastien Tellier est facile pour moi, car j'ai détesté viscéralement ce morceau dès sa sortie. Pour commencer, je déteste la plage. Je me réfère au fabuleux monologue d'un acteur pour qui j'ai la plus haute estime, Fabrice Luchini: "Lui, il a décidé d'enlever le tee-shirt bon là y a une décision...Mais tu vois tout est mystérieux, pourquoi cet homme a tout d'un coup décidé d'une déglingue totale, il enlève le tee-shirt à ce moment là. T'as vu comme les mecs suivent sans aucune détermination, d'ailleurs plus personne suit là, ils savent plus ce qu'y faut faire." Comme Luchini, j'ai toujours conçu la plage comme le lieu ultime de la débilité humaine - débilité au sens faiblesse. Masses attroupées sur une substance tellement chiante qu'elle parvient, peu importe le niveau de prévention, à rentrer par tous les pores de notre existence. La serviette, les oreilles, le téléphone, la pizza. Face au soleil qui brûle la peau, jouer comme des chiens dans les vagues. Ici, chaque activité est superficielle, raquettes, mots croisés, bronzette, trempette. Rien n'a trop de sens à la plage.



Je voyais Roche comme une plage embouteillée sur laquelle je pataugeais péniblement afin de poser ma rabane et de planter mon parasol. Puis le temps, comme une marée haute passa, libérant de l'espace et je parvins enfin à respirer le brillant air d'une mer débarrassée de sa pollution ambiante. Un air chargé de bonheur, qui évoque Biarritz (je n'y suis jamais allé) mais qui pourrait évoquer n'importe quelle étendue déserte, forêt de pins aux embruns salés, métropole ultra-moderne à 5 heures le matin, paysage immense tout droit sorti d'un tableau de l'Hudson River School.



J'ai enfin compris que Roche ne parlait pas de la plage, ni de fille, ni de Sébastien, ni de bobos, ni de French Touch, ni d'amour et encore moins de sexe.

Roche parle de souvenirs. Un lieu, le sud ouest de la France. Une sensation, le vent chaud. Une couleur, le bleu. Tout ce qui peut rester d'un été ou d'un hiver, d'une défaite ou d'une victoire, d'un décès ou d'une naissance. Tout ce qui peut découler lentement de la vie, s'introduire comme le sable par tous les pores, et ne jamais jamais sortir. Roche est un morceau répétitif, comme un cerveau qui chercherait à se rappeler comment ça faisait, à ce moment là, qu'est-ce que je ressentais, où j'étais. Jusque dans les changements brutaux de modes temporels: "Je vois le ciel bleu t'épouser / Et moi d'UN SEUL COUP t'aimer". Flash, un peu à la façon de Gondry dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Les souvenirs sont dépeints comme des labyrinthes tortueux, rêve et réalité s'entrechoquent, laissant apparaître des objets surréalistes, ces "filles qui changent de couleur de peau". Déglingue totale.

Roche cherche désespérément à saisir un morceau du passé perdu à jamais dans les méandres vertigineux du temps, et creuse donc avec insistance par ce rythme frénétique de boucles de claviers d'une autre époque. J'admire aujourd'hui la simplicité des mots qui composent l'architecture de Roche, un grand moment de minimalisme, donc l'écho s'installe déjà tranquillement dans ce temps dont on a tant parlé ici, déjà.




Je rêve de Biarritz en été
Pourtant le soleil brille sur ma peau
Je rêve de biarritz en été

Je vois des filles qui changent de couleur de peau
Je vois le ciel bleu t'épouser
Et moi d'un seul coup t'aimer
Je rêve de toi et moi, mains dans la main

Amoureuse de Sébastien
Le soleil brille et brûle mon nom sur ta peau
Amoureuse du vent chaud
Je sens la chaleur de l'été

S. Tellier

jeudi 25 octobre 2012

Klub des Loosers - Non-Père


Fuzati n'a jamais été un rappeur. Il aurait pu chanter, comme Doc Gynéco, Classez-moi dans la Varièt', complainte d'un gars plutôt à l'aise dans sa peau. Il aurait pu chanter, comme Gilbert Bécaud, Seul Son Etoile, subtil, amer, loin des clichés minables imposés par les bacs des magasins de disques, grandes surfaces dénuées d'âmes. Autiste, fier de l'être. Il aurait pu chanter le Mal de Vivre de Barbara, chanson qui fait l'effet d'une corde se resserrant doucement autour du cou, nouant la gorge, provoquant la nosée, les larmes, faisant couler un sang imaginaire pénible et jubilatoire à la fois. Sobrement triste, Fuzati n'a jamais été pleurnichard. C'est un cynique, avec dans les pattes le talent pour écrire des morceaux de la trempe du Tango Funèbre d'un Brel, qui même dévoré par le concept de mort, savait la regarder et lui dire: "T'as d'beaux yeux, tu sais". Réalisme poétique, Jean Gabin, Quai des Brumes, expressionnisme allemand, yada yada yada. Fuzati fait des disques avec un nombre raisonnable de morceaux (13 sur La Fin de l'Espèce), des morceaux avec un nombre raisonnable de couplets (2 en général, 3 max). Aussi, un morceau du Klub des Loosers est exaltant car on peut lire le texte à part, sans la musique, et être touché quand même. Puis on réécoute le morceau pour être sûr, et ces phrases qu'on a décortiqué s'enchaînent et tombent comme des massues. Un morceau du Klub des Loosers ne donne aucun plaisir, il est plus de l'ordre de l'orgastique. Fuzati est méthodique et ne perd aucun temps, même pas celui d'écrire un refrain. Pourquoi écrire des refrains d'ailleurs ?

Non-Père est un chef d'oeuvre pour les raisons suivantes. D'abord, son sample qui pue la bande son de western spaghetti à plein nez, ses choeurs qui semblent descendre à n'en plus finir, et se répètent inlassablement jusqu'à l'épuisement (vous me direz, ok, c'est globalement le principe du rap actuel, mais faut avoir les couilles de faire tourner le sample sans AUCUNE variation). Et le texte. Mais quel texte...Sorte de Mon Frère de Maxime Le Forestier à l'envers. « Ici quand tout vous abandonne / On se fabrique une famille » chante ce dernier. Fuzati fait tout l'inverse, il ne fabrique pas mais détruit complètement sa famille imaginaire. Il déconstruit le rêve. D'abord, celui de la famille recomposée, illusion pas crédible. Manière de redonner un sens à la paternité, d'en finir avec le mythe du Disneyland Daddy. Non, un père n'est pas juste celui qui est là, c'est beaucoup plus que ça. Sentir l'amour d'un père est beaucoup plus profond. Ce n'est pas le fait que le personnage décrit par Fuzati n'arrive pas à se faire comprendre par son beau-fils qui est touchant, c'est le fait que cette situation soit inextricable, comme une catastrophe naturelle. Puis, comme par magie, par l'artifice d'un changement de temps du verbe, du passé composé au futur proche - qui sonne plutôt comme un conditionnel - un second couplet apparaît avec une autre histoire. Celle d'un gars qui refuse d'avoir un enfant, qui refuse d'endosser ce foutu rôle que des textes aussi ringards que la Bible lui imposent. Un type moderne, pour qui les gazouillis d'un bébé sont une torture, pour qui élever un enfant est une guerre. Biologie, civilisation, instinct, statistiques, tombeau d'un mystère. Rien n'est sexy, rien n'est agréable. Fuzati n'est pas un rappeur, mais ce n'est pas un artiste de variété, car personne n'a envie d'entendre parler de néant en prenant le métro pour aller au boulot le matin. On a besoin de substance, de fertilité, d'énergie. Fuzati est moderne car il prend volontairement le contre-pied de cela.

Non-Père me fait penser à ce tableau de Hopper, Sun in an Empty Room.


BK


Tu ne m'appelleras pas papa parce qu'elle t'a eu avec un autre
Un type qui me déteste parce que je rentre par où tu es sorti
Arrivé dans ta vie comme un coup de pied dans un jeu de billes
Moi je n'ai pas planté la graine, pourtant je te vois plus que lui
Tous les matins je te réveille et je te prépare ton cartable
J'espère qu'aujourd'hui à l'école ils vont t'apprendre à être aimable
Ce n'est pas grave c'est le début, on se supportera comme on peut
Pas sûr qu'avec ta mère ça dure, car je préfère la vie à deux
Je n'apparais pas sur tes dessins, toi tu n'étais pas dans les miens
Les choses seraient tellement plus simples si tu n'étais qu'un petit chien
Absent à ton premier hochet, je t'ai aimé par ricochet
Je n'ai droit un sourire qu'en ressortant du magasin de jouet
De toi je n'aurai choisi ni le prénom ni la présence
Tu vas m'en faire baver quand viendra ton adolescence
Au fond tout ça ne sert à rien les liens du sang l’emporteront toujours
Je ne serai jamais un père pour toi même si je fais tout pour

Tu ne m'appelleras pas papa parce qu'elle t'aura avec un autre
Le premier type qui sera à l'heure selon son horloge biologique
Elle disait qu'elle m'aimait vraiment mais pas au point de ne pas être maman
Sommes nous civilisés si l'instinct bat les sentiments
Pas de regret, de toute façon je ne t'aurais vu que deux week end par mois
L'amour ça ne dure pas je l'ai lu dans les statistiques
Et leurs yeux tristes quand elle comprennent que je ne serai pas un géniteur
Mais je ne veux rien reproduire et encore moins une erreur
Fiston, de toute façon, on ne connaît jamais vraiment son père
Tous amenés à pleurer devant le tombeau d'un mystère
Pas de parties de foot ni d'après-midi au zoo
Laisse moi y aller tout seul je me sens plus proche des animaux
Fiston ne m'en veut pas nous ne nous connaîtrons pas
Beaucoup d'ex te le diraient après tout c'est mieux comme ça
Elles voulaient tant te faire venir, pressées par le compte à rebours
Mon fils reste dans le néant, je t'évite un aller-retour

Fuzati






jeudi 18 octobre 2012

Brigitte Fontaine - Le Beau Cancer


En France, on dit souvent du cinéma qu'il est le 7ème art et rarement de la musique qu'elle est le 4ème. Pourtant, la voilà en 2012, décharnée, démodée, exsangue. On s'y réfère même souvent par le mot industrie...quelle insupportable insulte !


Soit. C'est le monde d'aujourd'hui, comme le chantait déjà Brigitte Fontaine en 1968 sur son sublime disque, « Brigitte Fontaine...Est Folle ». C'est cette folie que je trouve fascinante, mauvaise herbe pour les radios, grain de sable sur la pizza aux anchois, cheveux sur la soupe. Fontaine, nominée peut-être une fois ou deux, mais surtout jamais lauréate de ces Victoires de la Musique, est elle aussi, par conséquent, une des nombreuses Défaites de la musique. Aussi dingue et pas moins talentueuse qu'une Barbara mais moins sentimentale, donc moins consensuelle. À la même époque, cette dernière chantait que sa plus belle histoire d'amour, c'était vous, une déclaration touchante mais un peu égocentrique.


Fontaine semblait surtout déjà être destinée à être une marginale, comme le suggérait son morceau Éternelle, sorte de manifeste de la modernité s'élevant contre le superficiel, les fourrures, les parures; véritable ode au naturel, apologie de la calvitie, de la nudité, du simple appareil. Ce morceau mérite à lui tout seul un livre entier.

Mais c'est Le Beau Cancer, mon morceau favori de cet album, définitivement. La première raison se trouve dans le titre. Fontaine pose ce qui est pour moi, la base de la modernité en musique: un cynisme virulent, violent, une ironie malsaine. Ensuite, c'est la conscience de la mortalité, aigüe, à chaque recoin de chaque ligne et de chaque paragraphe, l'idée qu'une chanson n'est pas juste un cri éphémère, mais un testament perpétuel. Le texte du Beau Cancer fait bien marrer, ça dure deux minutes, ça se balance, c'est rythmé, mais appliqué dans la réalité, ce qu'il décrit est quasiment insoutenable. Les mots sont durs et les associations, impitoyables: enfants exaspérés, mer (presque prononcé mort) étriquée, étranges poisons, postillons, litrons, graillons, foudroyées, belle fièvre, affreuses grèves, les vieillards qui crèvent, les pestiférés, ces fleurs de fer, Lucifer, et bien sûr le fameux cancer. Il n'y a pas de cadeaux, ce n'est pas Noël, c'est un tableau apocalyptique, psychédélique, mortifère. Et en fond, une petite comptine diabolique, qui swingue tranquillement, qui se dandine de haut en bas...Le contraste est saillant, tranchant, surtout, il démontre par A+B ce qu'est selon moi la musique populaire contemporaine: un domaine où la poésie des Mots devrait régner comme force providentielle, et où la musique ne devrait être qu'une voix, un support, un format. Pour qu'enfin, on arrête de parler de genres musicaux, et qu'on se remette à parler de musique.

BK



ô ma folie mon beau bateau

mène-moi à Valparaiso 

j'en ai assez du parc Monceau 

de ses bassins de ses jets d'eau

de ses enfants exaspérés

traînés dans la suie de l'été 

et se noyer pour se noyer la mer serait moins étriquée

ô ma folie mon beau flacon
donne-moi d'étranges poisons 

j'en ai assez du Postillon 

et des litrons et des graillons 

et des serveuses de café
qui attendent d'être mangées 

et s'assommer pour s'assommer il vaut mieux être foudroyée

ô ma folie ma belle fièvre

mène-moi sur d'affreuses grèves 

j'en ai assez des rues de Sèvres

où les vieillards doucement crèvent 

dans l'indifférence et l'ennui comm'si ça n'était pas leur vie 

et se flinguer pour se flinguer j'aime mieux les pestiférés

ô ma folie mon beau cancer

recouvre-moi de fleurs de fer
de l'atelier de Lucifer
J'en ai assez des infirmières
de cette fondation Curie

qui est le monde d'aujourd'hui

et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli

Fontaine - Bloch-Lainé




mercredi 23 mai 2012

Synthétiseur, machine sonore inépuisable.


  • Introduction 

  • Une virée dans les années 60 et 70 

  • Figures importantes : Léon Termen, Bob Moog et Wendy Carlos, Peter Zinovieff et Tristram Cary. Des hommes fascinés par le futur. 

  • Le concept technologique et son impact : la révolution musicale passe par la technologie. La réalisation du concept : les principales trouvailles et invention, synthèse sonore, sample, séquence 

  • En musique : analyse d'une chanson transcendée par le synthétiseur analogique, des sons jamais entendus auparavant. 

  • Jurassic Synthétiseur : une technologie archaïque replacée dans un contexte actuel


  • Synthémania 2000 : une fascination nouvelle pour le design, l'authenticité, la personnalité des synthétiseurs analogiques. Jamais vu ? Non, ou presque. 

  • La croisade du numérique et la résistance de l'analogique : qui est le plus moderne ? 

  • Un synthétiseur modulaire du 21ème siècle. Peut-on aller encore plus loin ? 

  • Conclusion 

  • Bibliographie 

    Introduction

Aborder le sujet des synthétiseurs analogiques s'imposa rapidement pour moi lorsque je décidai de travailler sur le mot « jamais ». L'idée m'est venue alors que, vers la fin du mois de février, j'allais enregistrer avec mon groupe de rock un E.P. (extended play, ou « maxi », intermédiaire entre le traditionnel single ou simple et album qui est appelé en anglais L.P., soit long play), au studio parisien C.B.E. (Chatelain-Bisson-Estardy). Ce petit studio cosy et boisé fut créé dans les années 60 dans une ancienne boutique de textile et a accueilli depuis pléthore d'artistes de variété française, de Claude François à Michel Sardou ou encore Carlos.

Cette expérience fut une grande source d'inspiration. On allait non seulement y enregistrer des morceaux que j'avais écrits et composés mais aussi faire de nombreuses découvertes d'instruments de musique, comme par exemple celle de l'ARP 2600.




Une machine archaïque tout droit sortie des années 70 mais qui avait été pensée comme un engin du troisième millénaire. Un fabuleux instrument de musique ayant déjà servi à colorer les disques de Joy Division et son cousin New Order, utilisé par John Lennon, Stevie Wonder, les Who ou plus récemment les Chemical Brothers. Ces artistes, aussi divers soient-ils, ont en commun une certaine modernité qu'ils ont toujours revendiqué. La pop prophétique de John Lennon, la soul futuriste de Stevie Wonder, les hymnes universels des Who ou la science dansante des Chemical Brothers...Rien de tout cela n'aurait été possible sans les synthétiseurs. Le groupe de musique pop canonique est composé d'une batterie, d'une basse, d'une ou plusieurs guitares et de voix. Quand le synthétiseur est arrivé, la donne a changé.

Nous nous retrouvâmes donc face à ce clavier modulaire, puisque composé de différents modules. Les puristes l'appellent semi-modulaire car lesdits modules y ont été pré-assemblés par le constructeur. En regardant l'ingénieur du son « patcher » les modules entre eux, c'est à dire connecter les différentes parties, oscillateur, filtres, générateurs d'enveloppes, je compris instantanément ce qui était à la fois la problématique et la géniale poussée en avant de la création de la musique électronique au siècle dernier. Il y avait, s'offrant à nous, une infinité de possibilités.

Pouvait-on encore en 2011, soit approximativement cinquante ans après la création du premier synthétiseur analogique, créer avec ces machines des sons jamais entendus ? La réponse était sous mes yeux, elle semblait de prime abord positive, du moins théoriquement. En me mettant à faire des recherches, j'ai compris que la complexité du terme « jamais » résidait dans son ambiguïté face au temps, selon le contexte dans lequel il était utilisé. En effet, si la premier sens de ce mot est pour tous la négation par rapport au temps passé ou à venir, il contient également en lui le sens de l'éventualité dans le futur. L'hypothèse. Je me posais toutes sortes de questions.

Je tenais à préciser avant de me lancer dans l'analyse à proprement parler, que ce dossier n'est nullement une étude scientifique ou technologique. Il s'agit ici d'étudier un mode d'expression artistique, le synthétiseur analogique, sa création puis sa désuétude. Ceci passe donc par une compréhension de son fonctionnement, ce qui explique le lien avec la science. Ce dossier s'appuiera sur quelques notions que je tenterai de vulgariser. Cependant, le coeur du sujet se trouve dans la réflexion sur la modernité des outils artistiques.

Le synthétiseur analogique est un instrument dont la fabrication a été quasiment entièrement arrêté, du moins par les grandes entreprises. Quelques passionnés continuent d'en produire à partir de schémas anciens, mais ce phénomène est marginal et artisanal. On peut affirmer qu'il n'y a plus jamais eu de synthétiseur analogique fabriqué après les années 1980. On peut supposer, et c'est le but de ce dossier, que cet instrument n'a jamais été entièrement exploité : raison principale pour laquelle il revient aujourd'hui à la mode. La course à la modernité a-t-elle laissé à jamais derrière elle des moyens d'expressions artistiques, aux concepts pourtant fondamentalement novateur ?

1/ Une virée dans les années 60 et 70.

« Si jamais... »

Il me fallait comprendre qui étaient les hommes qui avaient eu la folie d'inventer ces machines. Je me dirigeais vers la médiathèque de Picpus, très fournie en ouvrages sur la musique. Je compris vite que j'allais avoir besoin de remonter le temps pour faire une virée dans les années 20, puis 60 et 70.

Et si jamais Lev Sergueïevitch Termen avait écouté « Oracular Spectacular » ? Cet album de rock de la décennie 2000, du groupe MGMT, acclamé par le public et par la presse, aurait eu de quoi rendre fier le Russe. En effet, l'introduction de l'hymne « Time To Pretend » fut jouée sur un MiniMoog, fruit moderne de ses trouvailles du début du 20ème siècle. Si jamais cet homme n'avait pas été kidnappé par la NKVD, désireuse d'utiliser son génie au service de l'armée et de l'espionnage, aurait-il été de fait l'inventeur du synthétiseur ? On ne le saura jamais.

Léon Termen, né en 1896 décédé en 1993, était donc un ingénieur russe dont l'histoire fut probablement aussi passionnante que les inventions qu'il produisit. En effet, comme mentionné ci-dessus, sa nationalité et le contexte historique sans précédent qui était celui des deux Guerres Mondiales et de la Guerre Froide ont fait de Léon une victime du siècle. Son génie, en fera rétrospectivement, l'un des acteurs les plus prolifiques.

Que les musiciens et les amateurs de musique s'agenouillent devant l'invention qui changea la face de l'Histoire des instruments de musique : celle du Thereminvox !




En 1917, le Professeur Termen avait tout juste 21 ans. C'était un jeune physicien de métier, passionné par l'électricité et la musique, aux idées profondément avant-gardiste. Il construit un oscillateur électrique dont le premier usage était de mesurer la constante diélectrique des gaz. Celui-ci lui permis finalement de créer la première alarme détectant les mouvements. Léon décida de donner à cet oscillateur une tonalité en lui rajoutant des circuits électriques et il se rendit compte qu'en qu'en bougeant sa main autour de l'oscillateur, la tonalité changeait. Le Theremin était né.

Léon mit alors en marche sa sensibilité musicale et plus particulièrement son amour pour Camille Saint-Saëns et développa son invention comme un instrument de musique. Il eut le privilège d'en faire la démonstration à Lénine en personne. Il devint alors ambassadeur des nouvelles technologies russes et partit en tournée mondiale, exhiber l'objet, le maîtrisant à la perfection. Les sonorités du Theremin n'avaient jamais été entendues jusqu'ici. En écoutant des enregistrements récents, on distingue un son aigu, cristallin et fluide, sonnant parfois presque comme une voix humaine de soprano mais n'étant rien d'autre qu'un signal électrique produit par un oscillateur.
L'intégration de l'instrument dans la musique populaire fut aisée, tant sa sonorité était particulière et nouvelle. Pour certains, comme le compositeur de musique de films Bernard Herrmann, auteur des bandes originales du Citizen Kane d'Orson Welles ou des Psycho ou Vertigo (entre autres), d'Alfred Hitchcock. le Theremin était une fabuleuse machine à effrayer le spectateur. Dans Le Jour où La Terre s'arrêta de Robert Wise, il l'utilisa pour illustrer le thème des extra-terrestres et des OVNIS. Déjà, l'instrument évoquait aux compositeurs et aux spectateurs, l'inconnu, une idée de futur, de jamais vu. Cela n'était pas qu'une intuition, car l'innovation était aussi présente au niveau technologique.

Brian Wilson, bassiste et génial cerveau des emblématiques Beach Boys se servit du Theremin en studio lorsqu'il fit jouer l'une des mélodies principales de « Good Vibrations » au musicien de session Paul Tanner. A tous les niveaux, ce morceau fut précurseur de tendances. Il allait inspirer « Strawberry Fields Forever » des Beatles quelques mois plus tard. Il allait faire comprendre à la Terre entière que complexité et musique pop pouvaient coexister, se marier, fusionner. Dans un documentaire sur le sujet, « Theremin, an Electronic Odessey », Brian Wilson dit la chose suivante à propos de l'enregistrement de « Good Vibrations » : «As long as we're doing something eerie today, why not get real eerie and put a Theremin on it ? ». Définition de « eerie »: étrange et inquiétant.

L'inventeur reconnu du synthétiseur n'est pas Léon Termen mais bel et bien Robert Moog. Les musiciens d'aujourd'hui connaissent tous ce nom, certains lui vouent même un culte; d'autres ne connaissent que les instruments portant son nom sans jamais s'être demandé qui était l'homme. Moog a révolutionné la musique du 20ème siècle, il a donc tout simplement changé la face de l'Art, tel qu'on le connaissait auparavant. Il est un descendant direct de Léon Termen puisqu'au début des années 60, son premier job après avoir obtenu un diplôme en ingénierie est de réparer des Theremin.

Robert est désireux d'inventer des choses, il veut s'orienter sur des terres jamais foulées. Sa rencontre avec le compositeur Herbert Deutsch, son intérêt pour les inventions de compositeurs de films avant-gardistes tels que Louis et Bebe Barron ( Forbidden Planet, encore un film sur le futur) ou Raymond Scott, va lui permettre d'affiner des recherches qu'il avait commencé en déclinant le principe devenu a priori simple du theremin : utiliser l'onde produite par un oscillateur électrique, la modifier à travers des appareils électroniques. Là où Moog innove, c'est qu'il imagine un système qui permettre de contrôler cette onde sur un clavier imitant celui du traditionnel piano. Le Moog Modular est né de cette idée.

Robert Moog comprend très vite les choses. De la même manière qu'il avait crée un Theremin compact, plus esthétique, plus facile à utiliser et plus facile à vendre, il créera dès 1971 un MiniMoog. Le succès de ces concepts est grand. Le Moog Modular est exposée partout dans le monde et Britanniques, Russes, Japonais et Français commencent déjà à plancher sur leurs propres modèles. Les synthétiseurs deviennent un marché. Au Japon par exemple, Yamahaa, Roland et Korg décident de créer leur propre synthétiseurs. L'invention provoque des réactions et certains personnages vont vite répondre à l'impulsion de Moog et lui répondre en en créant de nouvelles.
Le ou la premier(ère) de ces personnages se surnomme Wendy Carlos. L'hésitation pour le genre masculin ou féminin vient tout simplement de son transsexualisme : Wendy est née Walter et s'est faite opérer en 1972. Atypique, barré, sentimentale, Wendy Carlos a donné aux innovations technologiques de Robert Moog ses premiers chefs d'oeuvres artistiques. Avec Switched On Bach vendu à plus d'un million d'exemplaire, Wendy utilisait le son du Moog en jouant des morceaux du répertoire classique et rendait populaire ces instruments jusqu'ici considérés comme trop avant-gardistes au grand public.

Le cas de Wendy Carlos m'intéresse fortement car il pose une question cruciale : a t-on déjà entendu tout ce que le répertoire classique a à offrir ? Johann Sebastian Bach a en effet enjambé le 17ème et 18ème siècle, il n'aura jamais connu ne serait-ce que l'idée d'électricité. Tout ce qu'il a laissé sont des partitions, des cantates, des sonates, pour piano, violon, pour un orchestre. Ecouter un enregistrement de Bach joué au piano suffit-il pour autant pour saisir l'immense génie du compositeur allemand ? Si Bach avait vécu à notre époque, il aurait sans doute utilisé le synthétiseur. Wendy Carlos a donné une réponse à la première question de ce paragraphe : c'est non. Reformulons la : on n'avait jamais entendu le répertoire de Bach joué de cette manière, et jusque là, donc, on n'avait jamais pu saisir l'essence de sa musique.




En clair, peut-on innover et apporter des sonorités jamais entendues dans la musique classique grâce à ce nouvel instrument ?

Harry A. est batteur dans mon groupe mais c'est aussi et surtout un pianiste de formation, actuellement en formation au Conservatoire d'Issy-les-Moulineaux. Il prépare le concours pour rentrer au CNSM dans la filière composition. Sa grande technique , sa connaissance approfondie du solfège, des règles de composition et surtout notre passion commune pour la musique et pour les synthétiseurs m'ont amené à lui poser quelques questions à ce sujet.

« Tu es un pianiste de formation classique, et tu fais des études au conservatoire avec le désir de t'orienter vers une filière de composition c'est bien ça ? Si un jour, tu devais te retrouver en studio à enregistrer la bande son d'un film, utiliseras-tu des synthétiseurs et penses tu qu'ils peuvent s'intégrer à un contexte d'orchestre "traditionnel" ? »

Harry A. :

« Bien sûr. L'utilisation des synthétiseurs avec orchestre est déjà couramment pratiquée depuis un certain nombre d'années. J'ai un super exemple, le disque: Boulez conducts Zappa. C'est un album de compositions de Zappa faites au Synclavier puis réorchestrées et dirigées par Boulez avec l'ensemble Intercontemporain. Y'a une utilisation des claviers plus "classique" au cinéma pour les BO de blockbusters. Ils sont beaucoup utilisés en textures sonores pour agrémenter l'action et le suspense. 
Dans la musique savante, ils sont utilisés avec orchestre, écoute Le Temps et l'Ecume de Gerard Grisey, c'est absolument novateur. Y'a aussi les compositeurs qui ont écrit pour Ondes Martenot comme Messiaen ou Landowsky et la Turangalila Symphonie de Messaien où là les Ondes Martenot sont tellement intégrées qu'on le les distingue quasiment pas dans l'ensemble.

Ces quelques exemples me paraissent suffisants pour me conforter dans l'idée que les deux se marient très bien. Y'a aussi la possibilité d'utiliser les synthés comme orchestre en soi comme le fait Wendy Carlos en jouant les Brandebourgeois de Bach au Moog. Tout est possible, l'important c'est qu'on retrouve l'écriture du compositeur, peu importe le support sauf pour les compositions dont l'idée de base est un choix d'orchestration, et encore c'est mon opinion.

Je pense qu'on peut utiliser les machines dans des contextes qui n'ont absolument rien à voir avec leurs domaines de prédilection et c'est de cette façon qu'on innove. »

Les mêmes conclusions semblent découler d'un reportage que je décide de regarder sur la compagnie britannique Electronic Music Studio, nommé What The Future Sounded Like. Peter Zinovieff, inventeur d'origine russe explique comment les instruments acoustiques et traditionnels montraient des limites que les nouvelles machines électroniques allaient briser :

« Avec la musique électronique, on ne parle plus de gamme de Mi dièse, mais de fréquences, et il n'y a plus seulement sept octaves mais la plus large variété de notes, allant des plus basses aux plus hautes ».

Zinovieff, associé à Tristram Cary, compositeur avant-gardiste, inventent le VCS 3 qui sera sublimé par son utilisation sur Dark Side Of The Moon des Pink Floyd. Les aventures technologiques et musicales dans lesquelles ils se lancent s'expliquent selon Trevor Pinch, auteur de l'ouvrage Analog Days, par le désir post-Seconde Guerre Mondiale de propulser Londres dans un « paysage du futur ».

« Le monde était alors à la recherche d'innovations technologiques, à l'image de la course au nucléaire, des voyages sur la Lune et sur Mars ».





Ces motivations liées à l'époque n'expliquent pas tout. Je demande à Harry A. si selon lui, le synthétiseur est plus une prouesse technique qu'artistique, pour tenter de comprendre quel est l'apport exact de cet instrument au monde musical.

« Je vois le synthétiseur plus comme un jouet qui fait des sons incroyables plutôt que comme un réel instrument car il n'offre tout bêtement pas le rapport corporel à l'instrument. On ne peut pas faire de nuances, on ne peut pas phraser une mélodie, jouer avec l'échappement. En effet, il n'y a pas sur un synthé de marteaux contrairement au piano . »


Si cela est vrai, pourquoi le synthétiseur est-il considéré comme une telle révolution ?

Le synthétiseur analogique sera considéré comme une révolution pour les deux raisons suivantes :

    • Qu'est-ce que la synthèse sonore musicale ? C'est tout simplement la création d'un son à partir d'appareils électroniques. Dans le cadre du numérique aujourd'hui, on reproduit des sons enregistrés sur des banques de sons digitales. Le concept est celui de la reproduction et non de la création. Avec les appareils analogiques, il était bien plus difficile de maîtriser la nouveauté procurée par la découverte de la synthèse : il n'était pas question de simulation mais bel et bien de traitement d'un circuit électronique. A partir de l'onde produite, plusieurs types de synthèses seront crées : la synthèse additive qui consiste à partir d'un petit signal et de l'étoffer, la synthèse soustractive qui consiste à prendre l'étendue d'un signal et de le réduire à l'aide de filtres divers et variés.

    • La technique de séquence musicale, qui découle de l'idée de synthèse, consiste à enregistrer des sons et à les faire répéter. Les recherches actuelles en la matière progressent vers une machine capable de composer elle même la musique. Dans les années 1960, la problématique était qu'un seul artiste ne pouvait pas contrôler plusieurs machines en même temps. Le séquenceur allait l'aider en permettant à un instrument qu'il joue tout seul. La révolution est sans précédent dans ce domaine et donne naissance à la boîte à rythme, outil permettant de faire jouer des percussions au rythme et au tempo souhaité. Celle ci donne naissance à la musique « électro », qui regroupe la techno, la house et une quantité importante de sous-genres, mais également au hip-hop.


On pourrait cependant interpréter cette invention comme néfaste car elle déshumanise d'une certaine manière les musiciens. On note d'ailleurs aujourd'hui des dérives dans ce sens, car bon nombre de compositeurs ou interprètes profitent du pré-découpage du travail musical par la machine et n'y ajoutent que très peu de leur touche personnelle. La technique du sample, dérivée de celle de la séquence, permet aujourd'hui aux producteurs de musique rap de récupérer un bout de morceau pré-existant et d'en faire l'instrumental sur lequel le rappeur dira son texte. De nombreux recours en justice ont eu lieu car parfois, ledit « sample » n'est pas retravaillé, il s'agit donc aux yeux de la loi d'une atteinte au droit d'auteur. Certains producteurs comme DJ Shadow ont en revanche su sublimer cette technique qui est un équivalent musical du collage ou de la mosaïque.


Ce qui a fait du synthétiseur analogique un instrument de musique à part entière, ce qui l'a fait sortir du rang d'innovation technologique, c'est son utilisation par les musiciens. Chaque instrument a sa part de mystère, son imprévisible potentiel. Un piano ne semble pas à première vue disposer de sons d'une grande diversité. Pourtant, dans le cadre limité de ses sept octaves, certains compositeurs et interprètes ont réussi à être d'une créativité intense, parvenant à faire sonner un piano comme on ne l'avais jamais entendu. Qu'on imagine alors ce qu'il en est pour le synthétiseur qui possède en théorie un nombre illimité d'octave et de possibilité pour moduler ses propres son : l'idée est vertigineuse. Cela n'a pas empêché certains génies de s'imposer dans le domaine et de créer des sonorités inouïes par leur fraîcheur et leur nouveauté. Voici un cas d'école d'utilisation précoce du synthétiseur que j'ai choisi dans ma discothèque personnelle : 

The Beatles, « Here Comes the Sun » sur l'album Abbey Road, EMI, 1969.

Sur ce morceau du «plus grand groupe de pop de l'histoire », un Moog modulaire est utilisé pour la toute première fois dans un contexte « léger ». En effet, cette chanson a pour thème l'été, le soleil. Il n'y a pas vraiment donc de profondeur thématique, pas de raison a priori d'interpréter ce morceau de manière « futuriste ».

Cependant, George Martin était un visionnaire, désireux d'utiliser les dernières technologies. Il choisit donc d'intégrer des parties jouées sur ce tout nouvel instrument, le Moog Modular.

Le motif joué au synthétiseur est d'abord celui de la mélodie principale de la chanson. Il débute timidement, le son est assez filtré et assez rond. Il laisse ensuite les guitares et orgues prendre le relais pendant une minute puis revient et l'on sent que George Martin, le producteur fétiche des Beatles, décide d'utiliser un peu plus intensément la palette infinie qui lui est proposé. Le motif commence peu à peu à moduler, à vibrer très rapidement.

A environ 1 minute 30, la chanson entame son pont, répétitif, lancinant, au rythme découpé. C'est alors que le Moog fait réellement son entrée en matière. Il sert pour doubler le motif de guitare, les choeurs et le quatuor de cordes. Il se lance quatre fois d'affilée en montant à chaque fois de plusieurs octaves. Le son est clairement différent à chaque motif, la palette s'étend, les filtres semblent être de moins en moins présents et le son encore plus perçant. Cet aspect tranchant transperce l'ensemble et donne une sensation d'évasion, une impression de s'embarquer dans le futur. Le contraste entre l'aspect traditionnel du groupe et la sonorité modulable du synthétiseur, en perpétuelle quête d'identité, donne à une chanson - qui aurait pu être banale - une idée de production résolument moderne.







2/ Jurassic Synthétiseur : une technologie archaïque replacée dans un contexte actuel

Après m'être interrogé sur l'histoire du synthétiseur et ses premières applications, je m'interroge sur les raisons qui m'ont poussé à faire des recherches sur ce sujet.

Je me demande pourquoi de nombreux musiciens actuels préfèrent utiliser de vieilles machines plutôt que d'utiliser et d'exploiter le potentiel des technologies contemporaines.

Le synthétiseur analogique a de fascinant qu'il combine à la fois génie technologique, inventivité au niveau des modules sonores mais aussi au niveau du design et du nom donné à l'objet. Je repense alors au livre de Daniel Ichbiah qui évoque la « personnalité des synthétiseurs » et fait référence au brainstorming de la société Sequential Circuits pour parvenir au nom de son premier synthétiseur : le Prophet. Le nom « prophète » a en effet été donné après une séance pendant laquelle les fondateurs de la marque se creusèrent la tête tout en écoutant un musicien bidouiller sur l'instrument. Les sons qu'ils entendirent leur évoquèrent le monde de la sorcellerie. Le Prophet pourrait bien être le premier instrument de musique portant un nom décrivant l'impression ressentie en l'écoutant.

Je demande au joueur de synthétiseur de mon groupe de musique, Hugo P., de me parler de son expérience fusionnelle avec ces instruments :

« Au début je jouais du clavier standard : piano, orgue. Puis un copain m'a montré le Moog Prodigy et là tout a commencé. Le premier contact avec ce synthétiseur a été déterminant pour mon addiction aux vieilles machines. Je découvrais un monde inconnu et bizarroïde, des boutons partout, des sons complètement fous, une esthétique. Et tout ça sur un seul et même instrument. Ensuite c'est comme quand tu découvres la musique; un groupe t'amènes a un autre, un synthétiseur t'amène à un autre et tu finis par mettre tout ton salaire dedans et à rechercher le son que personne n'a jamais eu. J'utilise des synthétiseurs pour leur aspect unique et pas copié-collé comme on peut le voir sur les synthétiseurs numériques où tout le monde utilises des paramètres établis à l'avance pour calquer tel ou tel autre son. »




Ce qui m'intrigue le plus là dedans, c'est que ces machines là ne sont plus du tout produites. Ceux qui en possèdent les vendent par internet, certains trouvent de vieilles machines achetées sûrement au hasard par leur parents ou grands-parents qu'ils revendent sans avoir la moindre idée de l'argus. Car les synthétiseurs sont aujourd'hui onéreux.

Hugo P. : « Pour le choix des synthétiseurs que je vais utiliser, je fais déjà attention au prix. Je n'ai pas encore la liberté totale de mes choix, mais j'ai encore le temps d'avoir l'équipement dont je rêve depuis un petit moment. Je m'oriente plus vers des marques méconnus. J'aime beaucoup ce qu'ont fait les russes, les français et les italiens (Polivoks, RSF, Elka). Je suis plus attiré par ces marques que par les grands noms japonais ou américains, encore et toujours avec le but d'être original. »

L'instrument que Hugo utilise le plus est un synthétiseur de la marque défunte Octave Plateau, du nom de « Cat ». Pensé d'abord comme une réplique moins chère de l'Odyssey de la marque ARP, les techniciens de la marque ont beaucoup misé sur son design, sa personnalité. En fouillant sur des blogs dédiés aux synthétiseurs, je tombe sur un site très intéressant répertoriant les publicités des marques de clavier1. Je décide alors de chercher des affiches publicitaires de cette marque et de ce clavier et tombe sur ces merveilleux dessins, mettant en scène le « Cat » comme un chat, dans l'une au milieu de la jungle et dans l'autre en pleine ville. Cette fable en plusieurs parties et cette prise de position claire de la marque pour montrer que son instrument incarne bel et bien une âme animale féline n'est qu'une preuve de plus de la modernité de ces instruments. Les claviers modernes sont fades, ont des noms compliqués d'ordinateurs : il n'y a qu'à voir le « Korg Triton », brutal, sans vie. Dans les années 1970 et 1980, les fabricants semblaient prendre du plaisir à donner une vie et une personnalité à leurs machine.




Ceci explique probablement l'engouement récent et le retour à la mode de ces instruments. D'autant plus qu'une grande part de mystère est procurée par le fait qu'ils ne sont plus fabriqués en usine. Il faut aller les dénicher, chez des collectionneurs ou de simples particuliers. A la quête des sons jamais entendus s'ajoute donc la quête du synthétiseur le plus original de par son nom et sa forme.

Il me semble qu'une rupture s'est créée dans les années 1980 avec la création du synthétiseur numérique, qui a dégoûté les musiciens des technologies contemporaines. Aujourd'hui en 2011, la technologie récente est considérée comme plus moderne et plus sûre. Un modèle d'ordinateur sort tous les mois, plus puissant mais aussi plus cher que son prédécesseur. Cela se répercute dans de nombreux domaines artistiques et notamment en photographie et en cinéma. L'avènement du 3D le prouve. En musique, les années 2000 ont vu pléthore de groupes et de producteurs provenant de tous les styles musicaux, se ré-emparer des synthétiseurs analogiques, aller à leur recherche sur internet, dans les vide-greniers. Cette fascination pour un instrument « rétro » en dit en fait long sur le jugement que portent les musiciens sur les technologies actuelles en la matière. Le clavier numérique n'est pas considéré comme plus moderne. Certes il est plus pratique, il n'y a pas besoin de l'accorder, on peut difficilement le casser. Imaginez : plus besoin de porter un de ses « analos » qui pesaient des tonnes ! Le numérique offrait aussi la possibilité d'imiter plusieurs claviers : encore du poids en moins à porter et de l'argent en moins à dépenser. D'autant que le numérique offrait aussi son lot de nouveauté, moins esthétiques, moins organiques, mais au goût de certains. Cependant, au niveau de son concept, ce dernier est bien moins moderne que l'analogique. Le numérique consiste à faire jouer à un clavier des banques de données pré-enregistrées ; l'analogique invente des sons qui paraissent purs.

Le coupable, c'est la Synthèse FM. Créée et brevetée en 1973 par l'ingénieur John Chowning et rachetée ensuite par la marque japonaise Yamahaa, celle ci utilisait la modulation de fréquence. Une technique plus tard utilisée pour la télécommunication et notamment pour la radio (bande FM). De nombreux producteurs ont abusé de l'utilisation de ces nouveau synthétiseurs numériques et notamment du modèle de Yamahaa DX7. Au point d'en dégoûter certains qui clamaient alors le retour à un son rock originel sans clavier. Le cliché de cette « haine » pour le « son typé eighties » ne marche pas pour les années 1960 et 1970 où le son des synthétiseurs était analogique et beaucoup plus novateur. Beaucoup d'artistes et de critiques avaient cependant émis des réserves au sujet des synthétiseurs numériques des années 1980. Ce son très aérien car rempli d'echo et de réverbérations faisait perdre en énergie la musique. Le tranchant des guitares et la puissance de la batterie étaient alors enfouis sous des couches de claviers, et l'esprit originel du rock'n'roll incarné par Elvis Presley, enterré avec. Philippe Manoeuvre, rédacteur en chef du magazine français spécialisé en musique rock, « Rock'n'Folk », clame souvent dans ses éditoriaux qu'un groupe de rock c'est « batterie, basse, guitare et voix ».

De retour dans les années 1990 et 2000, ces synthétiseurs qu'on pourrait alors qualifier de « dinosaures » ont rafraîchit l'atmosphère. Il paraissait peut-être fou aux musiciens contemporains que des techniciens aient passé autant de temps à créer et façonner des machines finalement peu utilisées puis vite abandonnées pour une technologie financièrement attrayante mais artistiquement inférieure. Les groupes faisant l'utilisation de synthétiseurs (My Bloody Valentine, par exemple, en 1990, sur l'album phare Loveless) étaient déjà qualifiés de « collectionneurs » de machines fabriquées une ou deux décennies auparavant. De nombreux groupes collectionnaient déjà les vieilles guitares électriques à la fabrication plus artisanale et donc meilleure. Mais pour elles, le principe même de la technologie était identique. Pour les synthétiseurs, il s'agit vraiment de faire vivre une espèce disparue dans une nouvelle époque.

Je décide de poser la question à Harry (20 ans) et Hugo (23 ans), pour tenter de comprendre pourquoi sont-ils si passionnés par des engins dont le concept est relativement dépassé !

« J'ai l'impression que dans les différents domaines artistiques qui se servent de la technologie comme moyen d'expression, la tendance générale est au retour en arrière. La mode du 8mm au ciné, la fascination pour les vieux appareils photos...Je me dis qu'en fait, les artistes ont le sentiment qu'on a pas encore exploité au maximum ces outils, qu'il restait des choses à faire et à découvrir avec, que sortir ces technologies anciennes de leur époque et les ramener dans un temps plus moderne leur donne un nouveau souffle et un nouveau sens. Y-a t-il des choses qu'on a encore jamais faite avec les synthétiseurs, des espaces inexplorés ? Peut-on faire évoluer un technologie alors qu'elle est déjà presque archaïque ?»

Hugo P. : «Notre génération arrive un peu après la guerre parce qu'au niveau recherche "synthétique", des artistes comme Walter Carlos, Jean Michel Jarre, Vangelis, Herbie Hancock ou même Quincy Jones sont déjà allés très loin. Maintenant, le fait d'intégrer cette recherche dans la pop peut nous faire avancer vers quelque chose de très intéressant. Le mouvement électronique français de la « french touch » nous a appris un peu ce mode de fonctionnement qui consiste a marier la musique pop avec des sonorités quasiment extraterrestres. Il y aura toujours des choses a découvrir avec les anciens synthétiseurs parce que ces instruments sont uniques, donc chaque machine est personnelle, pleine de qualités et de défauts. C'est ce qui fait leur charme, c'est infini.»

Harry A. : «J'ai l'impression qu'aujourd'hui les nouvelles technologies n'offrent aucune restriction au cinéaste ou musicien. La différence avec avant, c'est qu'on a des outils et des logiciels qui nous permettent de faire absolument tout. Il est donc difficile de s'imposer soi-même des contraintes. Le retour aux technologies anciennes est selon moi une facilité, même si les résultats faits avec sont très convaincants. »


Ces musiciens recherchent donc des instruments qui aient des défauts. Ils sont représentatifs d'une grande partie d'entre eux, qui ne veulent pas entendre de la musique parfaite. Ils veulent pouvoir créer des sons qui évoluent, ils veulent injecter de la vie à leur instrument. Ils veulent que ces instruments soient capables de produire une infinité de sons et sont donc partagés entre le désir de travailler avec des contraintes, car les synthétiseurs analogiques sont très fragiles et souvent lourds à transporter, et celui de n'avoir aucune limite artistiquement parlant. Ils veulent sortir des sons jamais entendus, avec des machines jamais vues.

Mon désir de comprendre l'intérêt porté par les nouvelles générations pour ces machines construites avant leur naissances m'emmène chez Jérémie Orsel. Ce jeune homme, cadre chez une marque de vêtements, est également musicien dans plusieurs groupes. Il est guitariste et apprenti producteur, d'où son engouement pour les synthétiseurs analogiques qu'il a appris à aimer et écouter en vinyle. Je le comprends vite en observant les quantités de disques empilées dans sa discothèques. Lorsque j'aborde le sujet des synthétiseurs analogiques, il embraye sur les premiers modèles qui ne possédaient pas de claviers et me sort un vinyle du compositeur de jingles publicitaires et de musiques de film Raymond Scott mentionné plus haut dans les influences de Robert Moog.

Jérémie vient en fait d'acquérir un synthétiseur modulaire neuf. Un Canadien, passionné de ces machines, a en effet ouvert un site internet sur lequel il vend sur commande des modules qu'il fabrique lui-même à la main. Jérémie m'indique que le propriétaire de cet entreprise est un réel passionné, pas intéressé par l'argent. Il propose en effet la vente de meubles pour stocker les modules, mais à un prix assez élevé, donc si son client n'a pas assez d'argent pour se les offrir, il lui envoie volontiers les plans du meuble pour qu'il puisse se le faire fabriquer par l'ébéniste de son choix. Jérémie m'explique que pour faire marcher ces modules, il faut devenir technicien soi-même et comprendre le sens du son et donc du signal électronique.

Les synthétiseurs sont habituellement semi-modulaires : le constructeur fait le choix et combine différents modules, fabriqués avec des composants bien spéciaux. Il les assemble à la chaîne dans un boitier dont il choisit le design et le nom. Les synthétiseurs modulaires sont plus libres, contiennent moins de personnalité. En réalité, ils peuvent en incarner une infinité. Ils diffèrent des synthétiseurs de grandes distribution dans le sens où l'on doit câbler soi-même les modules, à sa guise. On peut d'ailleurs acheter autant de modules qu'il en existe et même expérimenter avec des modules électroniques pas forcément associés à l'utilisation musicale. En effet, quand ils ont commencé leurs expérimentations, des hommes comme Robert Moog ou Peter Zinovieff se sont vite rendus compte que certains modules étaient plus musicaux que d'autres.
Jérémie me fait une démonstration pour que je puisse entendre le son produit par le synthétiseur. Les premiers essais ne sont pas concluants. Le clavier MIDI censé commander le signal électronique et donc produire des notes ne marche pas. Jérémie décide alors, en attendant de comprendre le problème, de me montrer ce que les modules sont capables de faire sans clavier. Dans les années 1950, de nombreuses bande originales de films ont été produites par des synthétiseurs mais sans l'aide de clavier. La production du son se fait alors en tournant les boutons, au hasard. On pourrait décrire ces sons comme répétitifs, étranges, mécaniques voire presque robotiques. Je comprends alors l'usage qu'on pu en faire les premiers compositeurs dans la musique de films de science-fiction.

Je demande à Jérémie s'il a déjà été capable de re-trouver un son. Il me répond que même les techniciens chevronnés ont du mal à le faire. L'oscillateur électrique envoie un signal extrêmement sensible et difficilement maîtrisable. C'est son principal défaut, il est très aléatoire. C'est aussi sa principale qualité : chaque fois qu'on le branche et qu'on allume la tension, on a en face de soi un instrument différent. La palette de son est pratiquement illimitée. Même si le clavier réduit le spectre sonore à cinq octaves, un bouton sur l'instrument permet de changer de registre.

Jérémie règle le problème du clavier : la pile était morte. Je peux alors écouter et jouer sur le clavier pour me rendre compte de l'aspect spectaculaire de la machine. En cinq minutes, j'ai pu entendre une quantité de sons innombrable. Je suis étonné par l'aspect très répétitif des sons produits : j'ai l'impression que le synthétiseur joue tout seul. On peut déjà, depuis un certain temps, faire jouer des machines toutes seules à l'aide de la technique de séquence évoquée en première partie. Les machines pourront elles un jour composer elles-même la musique, de manière aléatoire ou programmée ? Les recherches actuelles tentent d'y parvenir, bien que cette perspective fasse frissonner. Irons-nous un jour voir les concerts d'une machine qui jouera et composera toute seule ? Si oui, cette machine aura t-elle une capacité supérieure à celles des humains à produire des chansons ? Sera t-elle plus « créative » que nous et jouera-t-elle des sons jamais entendus ?



CONCLUSION

Pour le moment, je suis face à une machine qui n'est plus un mystère inouï pour moi car son fonctionnement est devenu familier. Mais la palette sonore dont elle semble disposer me donne le vertige. J'ai la sensation que cet outil technologique peut faire évoluer la musique actuelle bien plus que n'importe quel synthétiseur numérique de grande surface, et ce malgré le fait que son concept date d'il y a cinquante ans. Si les musiciens actuels passent à côté des synthétiseurs analogiques et si les marques de claviers, par souci économique, ne procèdent pas à un léger retour en arrière sur leurs principes techniques et à une remise en question, l'art pourrait en pâtir. Parfois, la première intuition peut-être la bonne. Parfois, on veut avancer trop vite vers la nouveauté alors qu'on n'a même pas fini d'exploiter une technologie jusqu'à la moelle. On n'a pas arrêté de fabriquer des pianos alors que leur concept est vieux de milliers d'années. Pourquoi alors arrêter de fabriquer ces synthétiseurs analogiques si fantastiques et novateurs ?

Quand Jérémie me dit que le syntéhtiseur modulaire a d'abord été pensé comme un clavier monophonique, je repense au « mot unique » du Corbeau d'Edgar Allan Poe (1843), traduit par Charles Baudelaire. Celui nommé « Jamais plus ».

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »


Bibliographie :

  • Encyclopédie des Instruments de Musique, par Alexandre Buchner, Gründ, 1980
  • Les Synthétiseurs, de la découverte à la maîtrise, par Daniel Ichbiah Eyrolles, 2002.
  • What The Future Sounded Like, documentaire réalisé par Matthew Bate, 2007.
  • Theremin : An Electronic Odyssey, documentaire réalisé par Steven M. Martin, 1994.
  • Analog Days: The Invention and Impact of the Moog Synthesizer, par Trevor Pinch et Frank Trocco, 2002.




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