Voici les deux premiers extraits.
mardi 27 novembre 2012
Les Herbes Amères, premiers extraits.
Il va bientôt être temps de sortir notre troisième album, le premier auto-produit, sur notre propre label (Mélodies Mentales).
Voici les deux premiers extraits.
Voici les deux premiers extraits.
lundi 26 novembre 2012
Oxmo Puccino - Mourir 1000 Fois
Brel avait bien raison d'être belge.
Tout part d'une faute d'orthographe volontaire. On utilise en général l'auxiliaire être et non avoir pour conjuguer le verbe mourir dans les temps composés de la voix active. Si l'on y pense deux secondes, on peut facilement comprendre pourquoi. Mourir est un état et même quand on se donne la mort, qu'on met fin à ses jours, on n'est jamais vraiment qu'une marionnette, enveloppée par l'état d'être éteint, derrière le voile de l'inconnu.
Car Oxmo Puccino savait très bien ce qu'il faisait quand il chantait son refrain. Il prenait ses distances, il maquillait la veuve noire qui se faufile sans prévenir dans la nuque et pique sa victime. Insensé, insupportable. J'ai écouté Mourir 1000 Fois des centaines de fois, j'ai pleuré presque à chaque fois. L'humain est tellement faible, son existence se dissout dans verre, puis les bulles disparaissent et l'eau s'évapore. Le seul autre exemple que je connaisse d'une chanson plaçant son auditeur en face de sa mortalité avec autant de vigueur est le Tango Funèbre de Jacques Brel déjà cité ici.
"Est-ce qu'il est encore chaud ? / Est-ce qu'il est déjà froid ?" comme des giflettes assénées aux visages des pauvres gens qui croient en l'après-vie. Même ceux qui pensent déjà au Paradis ont cette intuition refoulée au fin fond de leur conscience, le vertige du néant, le silence assourdissant qui recouvre les lumières de la ville quand tout le monde dort encore. J'écoute souvent Mourir 1000 Fois en rentrant dans ma banlieue l'hiver quand il fait nuit.
Je ressens des frissons, mais de plaisir, à chaque ligne, chaque idée. Pour moi, cette chanson est moins morbide qu'elle ne le laisse paraître. Dans ses résonances, ses échos, son sample 8-bits, sa faute d'orthographe manifeste, j'y entrevois quelque chose de plus fort que la mort: une débordante humanité. On dit d'Oxmo qu'il est la plus belle plume du rap français, mais c'est avant tout un humain d'exception, je le sais pour avoir eu la chance de l'interviewer. Ce qu'il fait avec Mourir 1000 Fois c'est percevoir avec une justesse de ciseleur un sentiment imparfaitement humain. Comme un photographe expérimental du début du 20ème siècle, Oxmo tâtonne, chatouille, il ose, il rentre dedans. Quitte à être parfois surréaliste dans sa manière de conjuguer les verbes.
Eugène Atget, Avenue des Gobelins, Paris, 1925. |
Le morceau cite Demain C'est Loin d'IAM dans son dénouement, chef d'oeuvre massif de la musique française toute entière, qui décrivait fatalement le quotidien des classes ouvrières françaises dans les années 90. "Je pense à Momo, qui m'a dit "à plus" / Jamais je ne l'ai revu", ralenti, étiré, rabâché. Comme Baudelaire qui dédicaçait ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier, Oxmo semble dédicacer la sienne à Shurik'n et Akhenaton. Ce genre de choses ont un nom, et ce nom, c'est la classe.
Le premier album d'Oxmo Puccino a connu contrairement à L'Ecole Du Micro d'Argent, un succès tardif. Il restera néanmoins à jamais comme un des albums français les plus sous-estimés de son temps. Et si celui-là est sous-estimé, les deux suivants - L'Amour est Mort et Le Cactus de Sibérie - sont à des années lumières du mérite qui doit leur revenir: celui de placer le rap français au rang d'Art.
Brel avait vraiment raison d'être belge.
BK
J'ai peur de la mort, je le sais, je l'ai vue épeler mon nom
Appeler des amis, jamais je les ai revus
Peur que sans moi la vie suive son cours
Qu'un autre con touche ma thune et que ma fouf’ change de pine
Et qu'une quelconque loque me copie, que mes potes m'oublient
Qu'à chaque fois que ma mère ouvre les yeux ses larmes aient doublé
Ne pas voir son gosse pousser, frotter son dos quand il tousse
Toucher d'autres meufs que ta fouf'
Si demain le pire arrivait prends ce texte tel un testament
Pas de biens à partager sauf mes sentiments
Nos soucis ne sont pas les mêmes, fiston
Ne mélangeons pas nos pensées
Je pense qu'on sera jamais amis
C’est l'existence et ses châtiments
L'amour des proches est d'or
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre
Profites-en encore tant que t'as le temps
Nos vies se raccourcissent chaque jour
Mourir, y'a milles façons, peu le choisissent
La faucheuse n'oublie personne, ni toi ni moi, jamais oisive
J'en passe des façons de se casser de la tèc’
Des potes qui se disloquent en caisse, des mères se laissant suicider
Tant de vies perdues dans le triangle "love" des Bermudes
Un type une fille dénudés, tu viens, tu vois, tu te fâches : t’en tues un
Le rouge coule, un bougre au sol, l'autre en taule
Drôle de vie, dire que tout ça part de l'amour – laisse-moi douter -
On dit perds pas l'espoir, mais faire quoi
Quand un sale faire-part dit que ton père part d'un cancer ?
De toute façon c'est ça ou autre chose
Il y a mille façons d'être soustrait
De laisser les joues arrosées
C’est l'existence et ses châtiments
L'amour des proches est d'or
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre
Profites-en encore tant que t'as le temps
Nos vies se raccourcissent chaque jour
Ceux que tu aimes vraiment, tiens-les
Tel une poignée de sable pendant la tempête
N'écarte jamais les doigts ou toute ta vie tu le regretteras amèrement
Et ceux qui t'aiment, adore-les avant la housse
Car les regrets ne servent à rien arrivé dans l'Au-delà
Aimer ses amis sans baliser, croire que la vie est longue
Jusqu'à réaliser l'erreur lors d'une fin de vie
Le pire dans la perte c'est pas l'être aimé
Mais le temps de se consoler
Car quand on meurt c'est pour si longtemps
Ce qui est à craindre c'est qu'à force
Que tes proches se taillent à la morgue
Tu finis par être plus mort qu'eux
Vu qu'à chaque fois qu'on perd quelqu'un de cher
On meurt aussi un peu
Facile d'écrire mourir mille fois
mardi 20 novembre 2012
Jonathan Richman - Silence alors, silence
Le coach de Saint-Etienne, Christophe Galtier, a récemment fait une bourde sur un plateau de télévision: "Les espagnols ne chantent pas pendant leur hymne, et alors, on le leur reproche ?" Il n'a pas eu le temps de finir sa phrase qu'Eric Di Meco, ancien latéral gauche culte de l'OM reconverti en délicieux commentateur, le coupait: "Euh, Christophe, l'hymne espagnol n'a pas de paroles...". J'insiste et repense donc instinctivement à ce tweet de Didier Braun, historien du football, le 1er juillet dernier: "C'est beau un hymne sans paroles".
Ceux qui me connaissent savent que je milite pour que les auteurs de chansons écrivent dans leur langue maternelle. Ceux qui me connaissent bien savent que quand j'ai commencé mon groupe, j'écrivais en anglais. Ceux qui me connaissent encore mieux savent que je fais des études d'anglais depuis cinq ans, et ceux-là me demandent souvent: "Du coup, tu vas recommencer à écrire en anglais ?". J'ai passé suffisamment de temps à commenter les perles minimalistes de William Carlos William et les toiles d'araignées de T.S. Eliot pour savoir que même en 30 ans de pratique, je ne saurais écrire un texte convenable en anglais et qui retranscrirais mes émotions les plus profondes. Enfin cela dit, en bossant comme un dingue, je pourrais parvenir à maîtriser les problèmes basiques que me poseraient la syntaxe et la grammaire d'une langue vicieuse, qui a la réputation d'être simple, qui est très loin de l'être pour autant que je sache - et je suis en M2. Je pourrais acquérir un bon petit bagage de vocabulaire, si ce n'est pas déjà le cas, pour avoir une palette assez large d'émotions et parvenir à retranscrire à peu près mes idées. Avec un dictionnaire, je pourrais compléter mes lacunes et arriver, au final, à un résultat qui ne sonnerait pas si mal.
Quelle idée de merde néanmoins. Quelle stupidité. Tant d'efforts, tant d'années, tant de sueur, pour parvenir à un texte correct. Je n'ai sûrement pas écrit de grand morceau, mais j'ai eu les couilles de le faire donc j'ai pu prendre un certain recul par rapport à mon travail. Je me suis rendu compte que pour les meilleures choses, dans 99% du temps, l'essentiel était dans les trois ou quatre premiers mots griffonnés sur la page blanche. Le reste, de la chantilly sur un gâteau. Ces mots, ils me sont venus avec un naturel fracassant, celui que j'entends dans mes rêves, qui se répète en boucle dans ma tête quand j'ai de la fièvre. Ils sont venus dans ma langue maternelle.
Je me suis récemment pris d'amour pour le football et j'ai compris pourquoi. Les langues permettent de s'exprimer, mais il est incroyablement complexe d'exprimer ce qu'on a vraiment, VITALEMENT, M-O-R-T-E-L-L-E-M-E-N-T envie d'exprimer. Quand je vois des mecs jouer bien au foot - c.f. le Barça - j'ai l'impression qu'ils discutent entre eux avec le ballon, qu'ils communiquent. Quand ils se comprennent, c'est magnifique. Le plupart du temps, en club, les joueurs de foot ne parlent pas la même langue. Mais de gestes techniques en appels, contre-appels, jeu avec ou sans ballon, ils parviennent à mettre sur pied cette absurde chorégraphie qu'est le football. Quand je joue au foot et qu'on me fait une passe, j'ai le sentiment qu'on me donne la parole, à moi d'exprimer ce que j'ai sur le coeur. Tout ça, la bouche fermée.
"Silence alors, silence/ Parce que ta parole c'est comme une poire/ Pour l'un délicieux/ Pour l'autre nauséabond" déclame l'ancien troubadour des Modern Lovers, apôtre du rock moderne, en français dans le texte. Richman n'a aucun problème à chanter en espagnol, en italien aussi. Il est aujourd'hui débarrassé du tintamarre électrique, libre avec sa petite guitare classique, sans retours sur scène. Mon admiration est infinie pour cet homme.
Ce qui compte ce n'est pas tellement la langue dans laquelle on chante. Ce qui compte c'est de sortir de soi des sentiments, des événements, des couleurs, des nuances, des adjectifs, des fins du Monde, des satellites, du poivre, du sel. Ce qui compte, c'est que ça ait de la saveur.
Sinon, parfois, c'est beau le silence.
PS: "Silence alors, Silence" figure sur l'album de J. Richman ¿ Que venimos sino a caer ? sorti en 2009. J'aimerais pouvoir la joindre à mon post mais elle n'est ni sur youtube, ni sur deezer. Du coup, je met un lien spotify vers une autre merveilleuse chanson de Richman en français, "Les Etoiles".
Jonathan Richman – Les Etoiles
Ceux qui me connaissent savent que je milite pour que les auteurs de chansons écrivent dans leur langue maternelle. Ceux qui me connaissent bien savent que quand j'ai commencé mon groupe, j'écrivais en anglais. Ceux qui me connaissent encore mieux savent que je fais des études d'anglais depuis cinq ans, et ceux-là me demandent souvent: "Du coup, tu vas recommencer à écrire en anglais ?". J'ai passé suffisamment de temps à commenter les perles minimalistes de William Carlos William et les toiles d'araignées de T.S. Eliot pour savoir que même en 30 ans de pratique, je ne saurais écrire un texte convenable en anglais et qui retranscrirais mes émotions les plus profondes. Enfin cela dit, en bossant comme un dingue, je pourrais parvenir à maîtriser les problèmes basiques que me poseraient la syntaxe et la grammaire d'une langue vicieuse, qui a la réputation d'être simple, qui est très loin de l'être pour autant que je sache - et je suis en M2. Je pourrais acquérir un bon petit bagage de vocabulaire, si ce n'est pas déjà le cas, pour avoir une palette assez large d'émotions et parvenir à retranscrire à peu près mes idées. Avec un dictionnaire, je pourrais compléter mes lacunes et arriver, au final, à un résultat qui ne sonnerait pas si mal.
Quelle idée de merde néanmoins. Quelle stupidité. Tant d'efforts, tant d'années, tant de sueur, pour parvenir à un texte correct. Je n'ai sûrement pas écrit de grand morceau, mais j'ai eu les couilles de le faire donc j'ai pu prendre un certain recul par rapport à mon travail. Je me suis rendu compte que pour les meilleures choses, dans 99% du temps, l'essentiel était dans les trois ou quatre premiers mots griffonnés sur la page blanche. Le reste, de la chantilly sur un gâteau. Ces mots, ils me sont venus avec un naturel fracassant, celui que j'entends dans mes rêves, qui se répète en boucle dans ma tête quand j'ai de la fièvre. Ils sont venus dans ma langue maternelle.
Je me suis récemment pris d'amour pour le football et j'ai compris pourquoi. Les langues permettent de s'exprimer, mais il est incroyablement complexe d'exprimer ce qu'on a vraiment, VITALEMENT, M-O-R-T-E-L-L-E-M-E-N-T envie d'exprimer. Quand je vois des mecs jouer bien au foot - c.f. le Barça - j'ai l'impression qu'ils discutent entre eux avec le ballon, qu'ils communiquent. Quand ils se comprennent, c'est magnifique. Le plupart du temps, en club, les joueurs de foot ne parlent pas la même langue. Mais de gestes techniques en appels, contre-appels, jeu avec ou sans ballon, ils parviennent à mettre sur pied cette absurde chorégraphie qu'est le football. Quand je joue au foot et qu'on me fait une passe, j'ai le sentiment qu'on me donne la parole, à moi d'exprimer ce que j'ai sur le coeur. Tout ça, la bouche fermée.
"Silence alors, silence/ Parce que ta parole c'est comme une poire/ Pour l'un délicieux/ Pour l'autre nauséabond" déclame l'ancien troubadour des Modern Lovers, apôtre du rock moderne, en français dans le texte. Richman n'a aucun problème à chanter en espagnol, en italien aussi. Il est aujourd'hui débarrassé du tintamarre électrique, libre avec sa petite guitare classique, sans retours sur scène. Mon admiration est infinie pour cet homme.
Ce qui compte ce n'est pas tellement la langue dans laquelle on chante. Ce qui compte c'est de sortir de soi des sentiments, des événements, des couleurs, des nuances, des adjectifs, des fins du Monde, des satellites, du poivre, du sel. Ce qui compte, c'est que ça ait de la saveur.
Sinon, parfois, c'est beau le silence.
PS: "Silence alors, Silence" figure sur l'album de J. Richman ¿ Que venimos sino a caer ? sorti en 2009. J'aimerais pouvoir la joindre à mon post mais elle n'est ni sur youtube, ni sur deezer. Du coup, je met un lien spotify vers une autre merveilleuse chanson de Richman en français, "Les Etoiles".
Jonathan Richman – Les Etoiles
vendredi 9 novembre 2012
Sébastien Tellier - Roche
Parler de Roche par Sébastien Tellier est facile pour moi, car j'ai détesté viscéralement ce morceau dès sa sortie. Pour commencer, je déteste la plage. Je me réfère au fabuleux monologue d'un acteur pour qui j'ai la plus haute estime, Fabrice Luchini: "Lui, il a décidé d'enlever le tee-shirt bon là y a une décision...Mais tu vois tout est mystérieux, pourquoi cet homme a tout d'un coup décidé d'une déglingue totale, il enlève le tee-shirt à ce moment là. T'as vu comme les mecs suivent sans aucune détermination, d'ailleurs plus personne suit là, ils savent plus ce qu'y faut faire." Comme Luchini, j'ai toujours conçu la plage comme le lieu ultime de la débilité humaine - débilité au sens faiblesse. Masses attroupées sur une substance tellement chiante qu'elle parvient, peu importe le niveau de prévention, à rentrer par tous les pores de notre existence. La serviette, les oreilles, le téléphone, la pizza. Face au soleil qui brûle la peau, jouer comme des chiens dans les vagues. Ici, chaque activité est superficielle, raquettes, mots croisés, bronzette, trempette. Rien n'a trop de sens à la plage.
Je voyais Roche comme une plage embouteillée sur laquelle je pataugeais péniblement afin de poser ma rabane et de planter mon parasol. Puis le temps, comme une marée haute passa, libérant de l'espace et je parvins enfin à respirer le brillant air d'une mer débarrassée de sa pollution ambiante. Un air chargé de bonheur, qui évoque Biarritz (je n'y suis jamais allé) mais qui pourrait évoquer n'importe quelle étendue déserte, forêt de pins aux embruns salés, métropole ultra-moderne à 5 heures le matin, paysage immense tout droit sorti d'un tableau de l'Hudson River School.
J'ai enfin compris que Roche ne parlait pas de la plage, ni de fille, ni de Sébastien, ni de bobos, ni de French Touch, ni d'amour et encore moins de sexe.
Roche parle de souvenirs. Un lieu, le sud ouest de la France. Une sensation, le vent chaud. Une couleur, le bleu. Tout ce qui peut rester d'un été ou d'un hiver, d'une défaite ou d'une victoire, d'un décès ou d'une naissance. Tout ce qui peut découler lentement de la vie, s'introduire comme le sable par tous les pores, et ne jamais jamais sortir. Roche est un morceau répétitif, comme un cerveau qui chercherait à se rappeler comment ça faisait, à ce moment là, qu'est-ce que je ressentais, où j'étais. Jusque dans les changements brutaux de modes temporels: "Je vois le ciel bleu t'épouser / Et moi d'UN SEUL COUP t'aimer". Flash, un peu à la façon de Gondry dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Les souvenirs sont dépeints comme des labyrinthes tortueux, rêve et réalité s'entrechoquent, laissant apparaître des objets surréalistes, ces "filles qui changent de couleur de peau". Déglingue totale.
Roche cherche désespérément à saisir un morceau du passé perdu à jamais dans les méandres vertigineux du temps, et creuse donc avec insistance par ce rythme frénétique de boucles de claviers d'une autre époque. J'admire aujourd'hui la simplicité des mots qui composent l'architecture de Roche, un grand moment de minimalisme, donc l'écho s'installe déjà tranquillement dans ce temps dont on a tant parlé ici, déjà.
Je rêve de Biarritz en été
Pourtant le soleil brille sur ma peau
Je rêve de biarritz en été
Je vois des filles qui changent de couleur de peau
Je vois le ciel bleu t'épouser
Et moi d'un seul coup t'aimerJe rêve de toi et moi, mains dans la main
Amoureuse de Sébastien
Le soleil brille et brûle mon nom sur ta peau
Amoureuse du vent chaud
Je sens la chaleur de l'été
S. Tellier
Je voyais Roche comme une plage embouteillée sur laquelle je pataugeais péniblement afin de poser ma rabane et de planter mon parasol. Puis le temps, comme une marée haute passa, libérant de l'espace et je parvins enfin à respirer le brillant air d'une mer débarrassée de sa pollution ambiante. Un air chargé de bonheur, qui évoque Biarritz (je n'y suis jamais allé) mais qui pourrait évoquer n'importe quelle étendue déserte, forêt de pins aux embruns salés, métropole ultra-moderne à 5 heures le matin, paysage immense tout droit sorti d'un tableau de l'Hudson River School.
J'ai enfin compris que Roche ne parlait pas de la plage, ni de fille, ni de Sébastien, ni de bobos, ni de French Touch, ni d'amour et encore moins de sexe.
Roche parle de souvenirs. Un lieu, le sud ouest de la France. Une sensation, le vent chaud. Une couleur, le bleu. Tout ce qui peut rester d'un été ou d'un hiver, d'une défaite ou d'une victoire, d'un décès ou d'une naissance. Tout ce qui peut découler lentement de la vie, s'introduire comme le sable par tous les pores, et ne jamais jamais sortir. Roche est un morceau répétitif, comme un cerveau qui chercherait à se rappeler comment ça faisait, à ce moment là, qu'est-ce que je ressentais, où j'étais. Jusque dans les changements brutaux de modes temporels: "Je vois le ciel bleu t'épouser / Et moi d'UN SEUL COUP t'aimer". Flash, un peu à la façon de Gondry dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Les souvenirs sont dépeints comme des labyrinthes tortueux, rêve et réalité s'entrechoquent, laissant apparaître des objets surréalistes, ces "filles qui changent de couleur de peau". Déglingue totale.
Roche cherche désespérément à saisir un morceau du passé perdu à jamais dans les méandres vertigineux du temps, et creuse donc avec insistance par ce rythme frénétique de boucles de claviers d'une autre époque. J'admire aujourd'hui la simplicité des mots qui composent l'architecture de Roche, un grand moment de minimalisme, donc l'écho s'installe déjà tranquillement dans ce temps dont on a tant parlé ici, déjà.
Je rêve de Biarritz en été
Pourtant le soleil brille sur ma peau
Je rêve de biarritz en été
Je vois des filles qui changent de couleur de peau
Je vois le ciel bleu t'épouser
Et moi d'un seul coup t'aimerJe rêve de toi et moi, mains dans la main
Amoureuse de Sébastien
Le soleil brille et brûle mon nom sur ta peau
Amoureuse du vent chaud
Je sens la chaleur de l'été
S. Tellier
jeudi 25 octobre 2012
Klub des Loosers - Non-Père
Fuzati n'a jamais été un
rappeur. Il aurait pu chanter, comme Doc Gynéco, Classez-moi dans la
Varièt', complainte d'un gars plutôt à l'aise dans sa peau. Il
aurait pu chanter, comme Gilbert Bécaud, Seul Son Etoile, subtil,
amer, loin des clichés minables imposés par les bacs des magasins
de disques, grandes surfaces dénuées d'âmes. Autiste, fier de
l'être. Il aurait pu chanter le Mal de Vivre de Barbara, chanson qui
fait l'effet d'une corde se resserrant doucement autour du cou,
nouant la gorge, provoquant la nosée, les larmes, faisant couler un
sang imaginaire pénible et jubilatoire à la fois. Sobrement triste,
Fuzati n'a jamais été pleurnichard. C'est un cynique, avec dans les
pattes le talent pour écrire des morceaux de la trempe du Tango
Funèbre d'un Brel, qui même dévoré par le concept de mort, savait
la regarder et lui dire: "T'as d'beaux yeux, tu sais".
Réalisme poétique, Jean Gabin, Quai des Brumes, expressionnisme
allemand, yada yada yada. Fuzati fait des disques avec un nombre
raisonnable de morceaux (13 sur La Fin de l'Espèce), des morceaux
avec un nombre raisonnable de couplets (2 en général, 3 max).
Aussi, un morceau du Klub des Loosers est exaltant car on peut lire
le texte à part, sans la musique, et être touché quand même. Puis
on réécoute le morceau pour être sûr, et ces phrases qu'on a
décortiqué s'enchaînent et tombent comme des massues. Un morceau
du Klub des Loosers ne donne aucun plaisir, il est plus de l'ordre de l'orgastique. Fuzati est méthodique et ne perd aucun temps, même pas
celui d'écrire un refrain. Pourquoi écrire des refrains d'ailleurs
?
Non-Père est un chef
d'oeuvre pour les raisons suivantes. D'abord, son sample qui pue la
bande son de western spaghetti à plein nez, ses choeurs qui semblent
descendre à n'en plus finir, et se répètent inlassablement jusqu'à
l'épuisement (vous me direz, ok, c'est globalement le principe du
rap actuel, mais faut avoir les couilles de faire tourner le sample
sans AUCUNE variation). Et le texte. Mais quel texte...Sorte de Mon
Frère de Maxime Le Forestier à l'envers. « Ici quand
tout vous abandonne
/ On se fabrique une famille » chante ce
dernier. Fuzati fait tout l'inverse, il ne fabrique pas mais détruit
complètement sa famille imaginaire. Il déconstruit le rêve.
D'abord, celui de la famille recomposée, illusion pas crédible.
Manière de redonner un sens à la paternité, d'en finir avec le
mythe du Disneyland Daddy. Non, un père n'est pas juste celui qui
est là, c'est beaucoup plus que ça. Sentir l'amour d'un père est
beaucoup plus profond. Ce n'est pas le fait que le personnage décrit
par Fuzati n'arrive pas à se faire comprendre par son beau-fils qui
est touchant, c'est le fait que cette situation soit inextricable,
comme une catastrophe naturelle. Puis, comme par magie, par
l'artifice d'un changement de temps du verbe, du passé composé au futur proche - qui sonne plutôt comme un conditionnel - un second
couplet apparaît avec une autre histoire. Celle d'un gars qui refuse
d'avoir un enfant, qui refuse d'endosser ce foutu rôle que des
textes aussi ringards que la Bible lui imposent. Un type moderne,
pour qui les gazouillis d'un bébé sont une torture, pour qui élever
un enfant est une guerre. Biologie, civilisation, instinct,
statistiques, tombeau d'un mystère. Rien n'est sexy, rien n'est
agréable. Fuzati n'est pas un rappeur, mais ce n'est pas un artiste
de variété, car personne n'a envie d'entendre parler de néant en
prenant le métro pour aller au boulot le matin. On a besoin de
substance, de fertilité, d'énergie. Fuzati est moderne car il prend
volontairement le contre-pied de cela.
Non-Père me fait penser à
ce tableau de Hopper, Sun in an Empty Room.
BK
Tu ne m'appelleras pas papa parce
qu'elle t'a eu avec un autre
Un type qui me déteste parce que je
rentre par où tu es sorti
Arrivé dans ta vie comme un coup de
pied dans un jeu de billes
Moi je n'ai pas planté la graine,
pourtant je te vois plus que lui
Tous les matins je te réveille et je
te prépare ton cartable
J'espère qu'aujourd'hui à l'école
ils vont t'apprendre à être aimable
Ce n'est pas grave c'est le début, on
se supportera comme on peut
Pas sûr qu'avec ta mère ça dure, car
je préfère la vie à deux
Je n'apparais pas sur tes dessins, toi
tu n'étais pas dans les miens
Les choses seraient tellement plus
simples si tu n'étais qu'un petit chien
Absent à ton premier hochet, je t'ai
aimé par ricochet
Je n'ai droit un sourire qu'en
ressortant du magasin de jouet
De toi je n'aurai choisi ni le prénom
ni la présence
Tu vas m'en faire baver quand viendra
ton adolescence
Au fond tout ça ne sert à rien les
liens du sang l’emporteront toujours
Je ne serai jamais un père pour toi
même si je fais tout pour
Tu ne m'appelleras pas papa parce
qu'elle t'aura avec un autre
Le premier type qui sera à l'heure
selon son horloge biologique
Elle disait qu'elle m'aimait vraiment
mais pas au point de ne pas être maman
Sommes nous civilisés si l'instinct
bat les sentiments
Pas de regret, de toute façon je ne
t'aurais vu que deux week end par mois
L'amour ça ne dure pas je l'ai lu dans
les statistiques
Et leurs yeux tristes quand elle
comprennent que je ne serai pas un géniteur
Mais je ne veux rien reproduire et
encore moins une erreur
Fiston, de toute façon, on ne connaît
jamais vraiment son père
Tous amenés à pleurer devant le
tombeau d'un mystère
Pas de parties de foot ni d'après-midi
au zoo
Laisse moi y aller tout seul je me sens
plus proche des animaux
Fiston ne m'en veut pas nous ne nous
connaîtrons pas
Beaucoup d'ex te le diraient après
tout c'est mieux comme ça
Elles voulaient tant te faire venir,
pressées par le compte à rebours
Mon fils reste dans le néant, je
t'évite un aller-retour
Fuzati
jeudi 18 octobre 2012
Brigitte Fontaine - Le Beau Cancer
En France, on dit souvent du cinéma
qu'il est le 7ème art et rarement de la musique qu'elle est le 4ème.
Pourtant, la voilà en 2012, décharnée, démodée,
exsangue. On s'y réfère même souvent par le mot industrie...quelle insupportable insulte !
Soit. C'est le monde
d'aujourd'hui, comme le chantait déjà Brigitte Fontaine en
1968 sur son sublime disque, « Brigitte Fontaine...Est Folle ».
C'est cette folie que je trouve fascinante, mauvaise herbe pour les radios, grain de sable sur la
pizza aux anchois, cheveux sur la soupe. Fontaine, nominée
peut-être une fois ou deux, mais surtout jamais lauréate de ces Victoires
de la Musique, est elle aussi, par conséquent, une des nombreuses Défaites de
la musique. Aussi dingue et pas moins talentueuse qu'une Barbara mais
moins sentimentale, donc moins consensuelle. À la même époque,
cette dernière chantait que sa plus belle histoire
d'amour, c'était vous, une déclaration touchante mais un
peu égocentrique.
Fontaine semblait surtout déjà être
destinée à être une marginale, comme le suggérait son morceau Éternelle, sorte de manifeste de la modernité
s'élevant contre le superficiel, les fourrures, les parures; véritable ode au
naturel, apologie de la calvitie, de la nudité, du simple
appareil. Ce morceau mérite à lui tout seul un livre
entier.
Mais c'est Le Beau Cancer,
mon morceau favori de cet album, définitivement. La première raison
se trouve dans le titre. Fontaine pose ce qui est pour moi, la base
de la modernité en musique: un cynisme virulent, violent, une ironie
malsaine. Ensuite, c'est la conscience de la mortalité, aigüe, à
chaque recoin de chaque ligne et de chaque paragraphe, l'idée qu'une
chanson n'est pas juste un cri éphémère, mais un testament
perpétuel. Le texte du Beau Cancer fait bien marrer, ça dure deux
minutes, ça se balance, c'est rythmé, mais appliqué dans la
réalité, ce qu'il décrit est quasiment insoutenable. Les mots sont
durs et les associations, impitoyables: enfants exaspérés, mer (presque prononcé mort) étriquée, étranges poisons, postillons, litrons, graillons, foudroyées, belle fièvre, affreuses grèves, les vieillards qui crèvent, les pestiférés,
ces fleurs de fer, Lucifer, et bien
sûr le fameux cancer. Il n'y a pas de cadeaux, ce
n'est pas Noël, c'est un tableau apocalyptique, psychédélique, mortifère. Et en fond, une petite comptine diabolique,
qui swingue tranquillement, qui se dandine de haut en bas...Le contraste est
saillant, tranchant, surtout, il démontre par A+B ce qu'est selon moi la musique populaire contemporaine: un domaine où la poésie des Mots
devrait régner comme force providentielle, et où la musique ne
devrait être qu'une voix, un support, un format. Pour qu'enfin, on arrête de
parler de genres musicaux, et qu'on se remette à parler de
musique.
BK
ô ma folie mon beau bateau
mène-moi à Valparaiso
j'en ai assez du parc Monceau
de ses bassins de ses jets d'eau
de ses enfants exaspérés
traînés dans la suie de l'été
et se noyer pour se noyer la mer serait moins étriquée
ô ma folie mon beau flacon
donne-moi d'étranges poisons
j'en ai assez du Postillon
et des litrons et des graillons
et des serveuses de café
qui attendent d'être mangées
et s'assommer pour s'assommer il vaut mieux être foudroyée
ô ma folie ma belle fièvre
mène-moi sur d'affreuses grèves
j'en ai assez des rues de Sèvres
où les vieillards doucement crèvent
dans l'indifférence et l'ennui comm'si ça n'était pas leur vie
et se flinguer pour se flinguer j'aime mieux les pestiférés
ô ma folie mon beau cancer
recouvre-moi de fleurs de fer
de l'atelier de Lucifer
J'en ai assez des infirmières
de cette fondation Curie
qui est le monde d'aujourd'hui
et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli
qui est le monde d'aujourd'hui
et être cuit pour être cuit il vaut mieux que ce soit joli
Fontaine - Bloch-Lainé
mercredi 23 mai 2012
Synthétiseur, machine sonore inépuisable.
- Introduction
- Une virée dans les années 60 et 70
- Figures importantes : Léon Termen, Bob Moog et Wendy Carlos, Peter Zinovieff et Tristram Cary. Des hommes fascinés par le futur.
- Le concept technologique et son impact : la révolution musicale passe par la technologie. La réalisation du concept : les principales trouvailles et invention, synthèse sonore, sample, séquence
- En musique : analyse d'une chanson transcendée par le synthétiseur analogique, des sons jamais entendus auparavant.
- Jurassic Synthétiseur : une technologie archaïque replacée dans un contexte actuel
- Synthémania 2000 : une fascination nouvelle pour le design, l'authenticité, la personnalité des synthétiseurs analogiques. Jamais vu ? Non, ou presque.
- La croisade du numérique et la résistance de l'analogique : qui est le plus moderne ?
- Un synthétiseur modulaire du 21ème siècle. Peut-on aller encore plus loin ?
- Conclusion
- BibliographieIntroduction
Aborder
le sujet des synthétiseurs analogiques s'imposa rapidement pour moi
lorsque je décidai de travailler sur le mot « jamais ».
L'idée m'est venue alors que, vers la fin du mois de février,
j'allais enregistrer avec mon groupe de rock un E.P. (extended play,
ou « maxi », intermédiaire entre le traditionnel single
ou simple et album qui est appelé en anglais L.P., soit long play),
au studio parisien C.B.E. (Chatelain-Bisson-Estardy). Ce petit studio
cosy et boisé fut créé dans les années 60 dans une ancienne
boutique de textile et a accueilli depuis pléthore d'artistes de
variété française, de Claude François à Michel Sardou ou encore
Carlos.
Cette expérience fut une grande
source d'inspiration. On allait non seulement y enregistrer des
morceaux que j'avais écrits et composés mais aussi faire de
nombreuses découvertes d'instruments de musique, comme par exemple
celle de l'ARP 2600.
Une machine archaïque tout droit
sortie des années 70 mais qui avait été pensée comme un engin du
troisième millénaire. Un fabuleux instrument de musique ayant déjà
servi à colorer les disques de Joy Division et son cousin New Order,
utilisé par John Lennon, Stevie Wonder, les Who ou plus récemment
les Chemical Brothers. Ces artistes, aussi divers soient-ils, ont en
commun une certaine modernité qu'ils ont toujours revendiqué. La
pop prophétique de John Lennon, la soul futuriste de Stevie Wonder,
les hymnes universels des Who ou la science dansante des Chemical
Brothers...Rien de tout cela n'aurait été possible sans les
synthétiseurs. Le groupe de musique pop canonique est composé d'une
batterie, d'une basse, d'une ou plusieurs guitares et de voix. Quand
le synthétiseur est arrivé, la donne a changé.
Nous nous retrouvâmes donc face à
ce clavier modulaire, puisque composé de différents modules. Les
puristes l'appellent semi-modulaire car lesdits modules y ont été
pré-assemblés par le constructeur. En regardant l'ingénieur du son
« patcher » les modules entre eux, c'est à dire
connecter les différentes parties, oscillateur, filtres, générateurs
d'enveloppes, je compris instantanément ce qui était à la fois la
problématique et la géniale poussée en avant de la création de la
musique électronique au siècle dernier. Il y avait, s'offrant à
nous, une infinité de possibilités.
Pouvait-on encore en 2011, soit
approximativement cinquante ans après la création du premier
synthétiseur analogique, créer avec ces machines des sons jamais
entendus ? La réponse était sous mes yeux, elle semblait de prime
abord positive, du moins théoriquement. En me mettant à faire des
recherches, j'ai compris que la complexité du terme « jamais »
résidait dans son ambiguïté face au temps, selon le contexte dans
lequel il était utilisé. En effet, si la premier sens de ce mot est
pour tous la négation par rapport au temps passé ou à venir, il
contient également en lui le sens de l'éventualité dans le futur.
L'hypothèse. Je me posais toutes sortes de questions.
Je
tenais à préciser avant de me lancer dans l'analyse à proprement
parler, que ce dossier n'est nullement une étude scientifique ou
technologique. Il s'agit ici d'étudier un mode d'expression
artistique, le synthétiseur analogique, sa création puis sa
désuétude. Ceci passe donc par une compréhension de son
fonctionnement, ce qui explique le lien avec la science. Ce dossier
s'appuiera sur quelques notions que je tenterai de vulgariser.
Cependant, le coeur du sujet se trouve dans la réflexion sur la
modernité des outils artistiques.
Le synthétiseur analogique est
un instrument dont la fabrication a été quasiment entièrement
arrêté, du moins par les grandes entreprises. Quelques passionnés
continuent d'en produire à partir de schémas anciens, mais ce
phénomène est marginal et artisanal. On peut affirmer qu'il n'y a
plus jamais eu de synthétiseur analogique fabriqué après les
années 1980. On peut supposer, et c'est le but de ce dossier, que
cet instrument n'a jamais été entièrement exploité : raison
principale pour laquelle il revient aujourd'hui à la mode. La course
à la modernité a-t-elle laissé à jamais derrière elle des moyens
d'expressions artistiques, aux concepts pourtant fondamentalement
novateur ?
1/ Une virée dans les années
60 et 70.
« Si jamais... »
Il me fallait comprendre qui
étaient les hommes qui avaient eu la folie d'inventer ces machines.
Je me dirigeais vers la médiathèque de Picpus, très fournie en
ouvrages sur la musique. Je compris vite que j'allais avoir besoin de
remonter le temps pour faire une virée dans les années 20, puis 60
et 70.
Et
si jamais Lev Sergueïevitch Termen avait écouté « Oracular
Spectacular » ? Cet album de rock de la décennie 2000, du
groupe MGMT,
acclamé par le public et par la presse, aurait eu de quoi rendre
fier le Russe. En effet, l'introduction de l'hymne « Time
To Pretend »
fut jouée sur un MiniMoog, fruit moderne de ses trouvailles du début
du 20ème siècle. Si jamais cet homme n'avait pas été kidnappé
par la NKVD, désireuse d'utiliser son génie au service de l'armée
et de l'espionnage, aurait-il été de fait l'inventeur du
synthétiseur ? On ne le saura jamais.
Léon Termen, né en 1896 décédé
en 1993, était donc un ingénieur russe dont l'histoire fut
probablement aussi passionnante que les inventions qu'il produisit.
En effet, comme mentionné ci-dessus, sa nationalité et le contexte
historique sans précédent qui était celui des deux Guerres
Mondiales et de la Guerre Froide ont fait de Léon une victime du
siècle. Son génie, en fera rétrospectivement, l'un des acteurs les
plus prolifiques.
Que les musiciens et les amateurs de
musique s'agenouillent devant l'invention qui changea la face de
l'Histoire des instruments de musique : celle du Thereminvox !
En
1917, le Professeur Termen avait tout juste 21 ans. C'était un jeune
physicien de métier, passionné par l'électricité et la musique,
aux idées profondément avant-gardiste. Il construit un oscillateur
électrique dont le premier usage était de mesurer la constante
diélectrique des gaz. Celui-ci lui permis finalement de créer la
première alarme détectant les mouvements. Léon décida de donner à
cet oscillateur une tonalité en lui rajoutant des circuits
électriques et il se rendit compte qu'en qu'en bougeant sa main
autour de l'oscillateur, la tonalité changeait. Le Theremin était
né.
Léon mit alors en marche sa
sensibilité musicale et plus particulièrement son amour pour
Camille Saint-Saëns et développa son invention comme un instrument
de musique. Il eut le privilège d'en faire la démonstration à
Lénine en personne. Il devint alors ambassadeur des nouvelles
technologies russes et partit en tournée mondiale, exhiber l'objet,
le maîtrisant à la perfection. Les sonorités du Theremin n'avaient
jamais été entendues jusqu'ici. En écoutant des enregistrements
récents, on distingue un son aigu, cristallin et fluide, sonnant
parfois presque comme une voix humaine de soprano mais n'étant rien
d'autre qu'un signal électrique produit par un oscillateur.
L'intégration
de l'instrument dans la musique populaire fut aisée, tant sa
sonorité était particulière et nouvelle. Pour certains, comme le
compositeur de musique de films Bernard Herrmann, auteur des bandes
originales du Citizen
Kane
d'Orson Welles ou des Psycho
ou Vertigo
(entre autres), d'Alfred Hitchcock. le Theremin était une fabuleuse
machine à effrayer le spectateur. Dans Le
Jour où La Terre s'arrêta de
Robert Wise, il l'utilisa pour illustrer le thème des
extra-terrestres et des OVNIS. Déjà, l'instrument évoquait aux
compositeurs et aux spectateurs, l'inconnu, une idée de futur, de
jamais vu. Cela n'était pas qu'une intuition, car l'innovation était
aussi présente au niveau technologique.
Brian Wilson, bassiste et génial
cerveau des emblématiques Beach Boys se servit du Theremin en studio
lorsqu'il fit jouer l'une des mélodies principales de « Good
Vibrations » au musicien de session Paul Tanner. A tous les
niveaux, ce morceau fut précurseur de tendances. Il allait inspirer
« Strawberry Fields Forever » des Beatles quelques mois
plus tard. Il allait faire comprendre à la Terre entière que
complexité et musique pop pouvaient coexister, se marier, fusionner.
Dans un documentaire sur le sujet, « Theremin, an Electronic
Odessey », Brian Wilson dit la chose suivante à propos de
l'enregistrement de « Good Vibrations » : «As long as
we're doing something eerie today, why not get real eerie and put a
Theremin on it ? ». Définition de « eerie »:
étrange et inquiétant.
L'inventeur reconnu du synthétiseur
n'est pas Léon Termen mais bel et bien Robert Moog. Les musiciens
d'aujourd'hui connaissent tous ce nom, certains lui vouent même un
culte; d'autres ne connaissent que les instruments portant son nom
sans jamais s'être demandé qui était l'homme. Moog a révolutionné
la musique du 20ème siècle, il a donc tout simplement changé la
face de l'Art, tel qu'on le connaissait auparavant. Il est un
descendant direct de Léon Termen puisqu'au début des années 60,
son premier job après avoir obtenu un diplôme en ingénierie est de
réparer des Theremin.
Robert
est désireux d'inventer des choses, il veut s'orienter sur des
terres jamais foulées. Sa rencontre avec le compositeur Herbert
Deutsch, son intérêt pour les inventions de compositeurs de films
avant-gardistes tels que Louis et Bebe Barron ( Forbidden
Planet,
encore un film sur le futur) ou Raymond Scott, va lui permettre
d'affiner des recherches qu'il avait commencé en déclinant le
principe devenu a priori simple du theremin : utiliser l'onde
produite par un oscillateur électrique, la modifier à travers des
appareils électroniques. Là où Moog innove, c'est qu'il imagine un
système qui permettre de contrôler cette onde sur un clavier
imitant celui du traditionnel piano. Le Moog Modular est né de cette
idée.
Robert Moog comprend très vite les
choses. De la même manière qu'il avait crée un Theremin compact,
plus esthétique, plus facile à utiliser et plus facile à vendre,
il créera dès 1971 un MiniMoog. Le succès de ces concepts est
grand. Le Moog Modular est exposée partout dans le monde et
Britanniques, Russes, Japonais et Français commencent déjà à
plancher sur leurs propres modèles. Les synthétiseurs deviennent un
marché. Au Japon par exemple, Yamahaa, Roland et Korg décident de
créer leur propre synthétiseurs. L'invention provoque des réactions
et certains personnages vont vite répondre à l'impulsion de Moog et
lui répondre en en créant de nouvelles.
Le
ou la premier(ère) de ces personnages se surnomme Wendy Carlos.
L'hésitation pour le genre masculin ou féminin vient tout
simplement de son transsexualisme : Wendy est née Walter et s'est
faite opérer en 1972. Atypique, barré, sentimentale, Wendy Carlos a
donné aux innovations technologiques de Robert Moog ses premiers
chefs d'oeuvres artistiques. Avec Switched
On Bach
vendu à plus d'un million d'exemplaire, Wendy utilisait le son du
Moog en jouant des morceaux du répertoire classique et rendait
populaire ces instruments jusqu'ici considérés comme trop
avant-gardistes au grand public.
Le cas de Wendy Carlos m'intéresse
fortement car il pose une question cruciale : a t-on déjà entendu
tout ce que le répertoire classique a à offrir ? Johann Sebastian
Bach a en effet enjambé le 17ème et 18ème siècle, il n'aura
jamais connu ne serait-ce que l'idée d'électricité. Tout ce qu'il
a laissé sont des partitions, des cantates, des sonates, pour piano,
violon, pour un orchestre. Ecouter un enregistrement de Bach joué au
piano suffit-il pour autant pour saisir l'immense génie du
compositeur allemand ? Si Bach avait vécu à
notre époque, il aurait sans doute utilisé le synthétiseur. Wendy Carlos a
donné une réponse à la première question de ce paragraphe : c'est
non. Reformulons la : on n'avait jamais entendu le répertoire de
Bach joué de cette manière, et jusque là, donc, on n'avait jamais
pu saisir l'essence de sa musique.
En clair, peut-on innover et
apporter des sonorités jamais entendues dans la musique classique
grâce à ce nouvel instrument ?
Harry A. est batteur dans mon
groupe mais c'est aussi et surtout un pianiste de formation,
actuellement en formation au Conservatoire d'Issy-les-Moulineaux. Il
prépare le concours pour rentrer au CNSM dans la filière
composition. Sa grande technique , sa connaissance approfondie du
solfège, des règles de composition et surtout notre passion commune
pour la musique et pour les synthétiseurs m'ont amené à lui poser
quelques questions à ce sujet.
« Tu es
un pianiste de formation classique, et tu fais des études au
conservatoire avec le désir de t'orienter vers une filière de
composition c'est bien ça ? Si un jour, tu devais te retrouver en
studio à enregistrer la bande son d'un film, utiliseras-tu des
synthétiseurs et penses tu qu'ils peuvent s'intégrer à un contexte
d'orchestre "traditionnel" ? »
Harry
A. :
« Bien
sûr. L'utilisation des synthétiseurs avec orchestre est déjà
couramment pratiquée depuis un certain nombre d'années. J'ai un
super exemple, le disque: Boulez
conducts Zappa.
C'est un album de compositions de Zappa faites au Synclavier puis
réorchestrées et dirigées par Boulez avec l'ensemble
Intercontemporain.
Y'a une utilisation des claviers plus "classique" au cinéma
pour les BO de blockbusters.
Ils sont beaucoup utilisés en textures sonores pour agrémenter
l'action et le suspense.
Dans
la musique savante, ils sont utilisés avec orchestre, écoute Le
Temps et l'Ecume
de
Gerard Grisey, c'est absolument novateur. Y'a aussi les compositeurs
qui ont écrit pour Ondes Martenot comme Messiaen ou Landowsky et la
Turangalila Symphonie de Messaien où là les Ondes Martenot sont
tellement intégrées qu'on le les distingue quasiment pas dans
l'ensemble.
Ces
quelques exemples me paraissent suffisants pour me conforter dans
l'idée que les deux se marient très bien. Y'a aussi la possibilité
d'utiliser les synthés comme orchestre en soi comme le fait Wendy
Carlos en jouant les Brandebourgeois de Bach au Moog. Tout est
possible, l'important c'est qu'on retrouve l'écriture du
compositeur, peu importe le support sauf pour les compositions dont
l'idée de base est un choix d'orchestration, et encore c'est mon
opinion.
Je
pense qu'on peut utiliser les machines dans des contextes qui n'ont
absolument rien à voir avec leurs domaines de prédilection et c'est
de cette façon qu'on innove. »
Les
mêmes conclusions semblent découler d'un reportage que je décide
de regarder sur la compagnie britannique Electronic Music Studio,
nommé What
The Future Sounded Like. Peter
Zinovieff, inventeur d'origine russe explique comment les instruments
acoustiques et traditionnels montraient des limites que les nouvelles
machines électroniques allaient briser :
« Avec
la musique électronique, on ne parle plus de gamme de Mi dièse,
mais de fréquences, et il n'y a plus seulement sept octaves mais la
plus large variété de notes, allant des plus basses aux plus
hautes ».
Zinovieff,
associé à Tristram Cary, compositeur avant-gardiste, inventent le
VCS 3 qui sera sublimé par son utilisation sur Dark
Side Of The Moon
des Pink
Floyd.
Les aventures technologiques et musicales dans lesquelles ils se
lancent s'expliquent selon Trevor Pinch, auteur de l'ouvrage Analog
Days,
par le désir post-Seconde Guerre Mondiale de propulser Londres dans
un « paysage
du futur ».
« Le monde était alors à
la recherche d'innovations technologiques, à l'image de la course au
nucléaire, des voyages sur la Lune et sur Mars ».
Ces
motivations liées à l'époque n'expliquent pas tout. Je demande à
Harry A. si selon lui, le synthétiseur est plus une prouesse
technique qu'artistique, pour tenter de comprendre quel est l'apport
exact de cet instrument au monde musical.
« Je
vois le synthétiseur plus comme un jouet qui fait des sons
incroyables plutôt que comme un réel instrument car il n'offre tout
bêtement pas le rapport corporel à l'instrument. On ne peut pas
faire de nuances, on ne peut pas phraser une mélodie, jouer avec
l'échappement. En effet, il n'y a pas sur un synthé de marteaux
contrairement au piano . »
Si
cela est vrai, pourquoi le synthétiseur est-il considéré comme une
telle révolution ?
Le
synthétiseur analogique sera considéré comme une révolution pour
les deux raisons suivantes :
- Qu'est-ce que la synthèse sonore musicale ? C'est tout simplement la création d'un son à partir d'appareils électroniques. Dans le cadre du numérique aujourd'hui, on reproduit des sons enregistrés sur des banques de sons digitales. Le concept est celui de la reproduction et non de la création. Avec les appareils analogiques, il était bien plus difficile de maîtriser la nouveauté procurée par la découverte de la synthèse : il n'était pas question de simulation mais bel et bien de traitement d'un circuit électronique. A partir de l'onde produite, plusieurs types de synthèses seront crées : la synthèse additive qui consiste à partir d'un petit signal et de l'étoffer, la synthèse soustractive qui consiste à prendre l'étendue d'un signal et de le réduire à l'aide de filtres divers et variés.
- La technique de séquence musicale, qui découle de l'idée de synthèse, consiste à enregistrer des sons et à les faire répéter. Les recherches actuelles en la matière progressent vers une machine capable de composer elle même la musique. Dans les années 1960, la problématique était qu'un seul artiste ne pouvait pas contrôler plusieurs machines en même temps. Le séquenceur allait l'aider en permettant à un instrument qu'il joue tout seul. La révolution est sans précédent dans ce domaine et donne naissance à la boîte à rythme, outil permettant de faire jouer des percussions au rythme et au tempo souhaité. Celle ci donne naissance à la musique « électro », qui regroupe la techno, la house et une quantité importante de sous-genres, mais également au hip-hop.
On
pourrait cependant interpréter cette invention comme néfaste car
elle déshumanise d'une certaine manière les musiciens. On note
d'ailleurs aujourd'hui des dérives dans ce sens, car bon nombre de
compositeurs ou interprètes profitent du pré-découpage du travail
musical par la machine et n'y ajoutent que très peu de leur touche
personnelle. La technique du sample, dérivée de celle de la
séquence, permet aujourd'hui aux producteurs de musique rap de
récupérer un bout de morceau pré-existant et d'en faire
l'instrumental sur lequel le rappeur dira son texte. De nombreux
recours en justice ont eu lieu car parfois, ledit « sample »
n'est pas retravaillé, il s'agit donc aux yeux de la loi d'une
atteinte au droit d'auteur. Certains producteurs comme DJ Shadow ont
en revanche su sublimer cette technique qui est un équivalent
musical du collage ou de la mosaïque.
Ce
qui a fait du synthétiseur analogique un instrument de musique à
part entière, ce qui l'a fait sortir du rang d'innovation
technologique, c'est son utilisation par les musiciens. Chaque
instrument a sa part de mystère, son imprévisible potentiel. Un piano
ne semble pas à première vue disposer de sons d'une grande
diversité. Pourtant, dans le cadre limité de ses sept octaves,
certains compositeurs et interprètes ont réussi à être d'une
créativité intense, parvenant à faire sonner un piano comme on ne
l'avais jamais entendu. Qu'on imagine alors ce qu'il en est pour le
synthétiseur qui possède en théorie un nombre illimité d'octave
et de possibilité pour moduler ses propres son : l'idée est
vertigineuse. Cela n'a pas empêché certains génies de s'imposer
dans le domaine et de créer des sonorités inouïes par leur
fraîcheur et leur nouveauté. Voici un cas d'école d'utilisation
précoce du synthétiseur que j'ai choisi dans ma discothèque
personnelle :
The Beatles, « Here Comes the Sun » sur l'album Abbey Road, EMI, 1969.
The Beatles, « Here Comes the Sun » sur l'album Abbey Road, EMI, 1969.
Sur
ce morceau du «plus grand groupe de pop de l'histoire », un
Moog modulaire est utilisé pour la toute première fois dans un
contexte « léger ». En effet, cette chanson a pour thème
l'été, le soleil. Il n'y a pas vraiment donc de profondeur
thématique, pas de raison a priori d'interpréter ce morceau de
manière « futuriste ».
Cependant,
George Martin était un visionnaire, désireux d'utiliser les
dernières technologies. Il choisit donc d'intégrer des parties
jouées sur ce tout nouvel instrument, le Moog Modular.
Le
motif joué au synthétiseur est d'abord celui de la mélodie
principale de la chanson. Il débute timidement, le son est assez
filtré et assez rond. Il laisse ensuite les guitares et orgues
prendre le relais pendant une minute puis revient et l'on sent que
George Martin, le producteur fétiche des Beatles, décide d'utiliser
un peu plus intensément la palette infinie qui lui est proposé. Le
motif commence peu à peu à moduler, à vibrer très rapidement.
A
environ 1 minute 30, la chanson entame son pont, répétitif,
lancinant, au rythme découpé. C'est alors que le Moog fait
réellement son entrée en matière. Il sert pour doubler le motif de
guitare, les choeurs et le quatuor de cordes. Il se lance quatre fois
d'affilée en montant à chaque fois de plusieurs octaves. Le son est
clairement différent à chaque motif, la palette s'étend, les
filtres semblent être de moins en moins présents et le son encore
plus perçant. Cet aspect tranchant transperce l'ensemble et donne
une sensation d'évasion, une impression de s'embarquer dans le
futur. Le contraste entre l'aspect traditionnel du groupe et la
sonorité modulable du synthétiseur, en perpétuelle quête
d'identité, donne à une chanson - qui aurait pu être banale - une idée
de production résolument moderne.
2/
Jurassic
Synthétiseur : une technologie archaïque replacée dans un contexte
actuel
Après
m'être interrogé sur l'histoire du synthétiseur et ses premières
applications, je m'interroge sur les raisons qui m'ont poussé à
faire des recherches sur ce sujet.
Je
me demande pourquoi de nombreux musiciens actuels préfèrent
utiliser de vieilles machines plutôt que d'utiliser et d'exploiter
le potentiel des technologies contemporaines.
Le
synthétiseur analogique a de fascinant qu'il combine à la fois
génie technologique, inventivité au niveau des modules sonores mais
aussi au niveau du design et du nom donné à l'objet. Je repense
alors au livre de Daniel Ichbiah qui évoque la « personnalité
des synthétiseurs » et fait référence au brainstorming de la
société Sequential Circuits pour parvenir au nom de son premier
synthétiseur : le Prophet. Le nom « prophète » a en
effet été donné après une séance pendant laquelle les fondateurs
de la marque se creusèrent la tête tout en écoutant un musicien
bidouiller sur l'instrument. Les sons qu'ils entendirent leur
évoquèrent le monde de la sorcellerie. Le Prophet pourrait bien
être le premier instrument de musique portant un nom décrivant
l'impression ressentie en l'écoutant.
Je
demande au joueur de synthétiseur de mon groupe de musique, Hugo P.,
de me parler de son expérience fusionnelle avec ces instruments :
« Au
début je jouais du clavier standard : piano, orgue. Puis un copain
m'a montré le Moog Prodigy et là tout a commencé. Le premier
contact avec ce synthétiseur a été déterminant pour mon addiction
aux vieilles machines. Je découvrais un monde inconnu et bizarroïde,
des boutons partout, des sons complètement fous, une esthétique. Et
tout ça sur un seul et même instrument. Ensuite c'est comme quand
tu découvres la musique; un groupe t'amènes a un autre, un
synthétiseur t'amène à un autre et tu finis par mettre tout ton
salaire dedans et à rechercher le son que personne n'a jamais eu.
J'utilise des synthétiseurs pour leur aspect unique et pas
copié-collé comme on peut le voir sur les synthétiseurs numériques
où tout le monde utilises des paramètres établis à l'avance pour
calquer tel ou tel autre son. »
Ce
qui m'intrigue le plus là dedans, c'est que ces machines là ne sont
plus du tout produites. Ceux qui en possèdent les vendent par
internet, certains trouvent de vieilles machines achetées sûrement
au hasard par leur parents ou grands-parents qu'ils revendent sans
avoir la moindre idée de l'argus. Car les synthétiseurs sont
aujourd'hui onéreux.
Hugo
P. : « Pour le choix des synthétiseurs que je vais utiliser,
je fais déjà attention au prix. Je n'ai pas encore la liberté
totale de mes choix, mais j'ai encore le temps d'avoir l'équipement
dont je rêve depuis un petit moment. Je m'oriente plus vers des
marques méconnus. J'aime beaucoup ce qu'ont fait les russes, les
français et les italiens (Polivoks, RSF, Elka). Je suis plus attiré
par ces marques que par les grands noms japonais ou américains,
encore et toujours avec le but d'être original. »
L'instrument
que Hugo utilise le plus est un synthétiseur de la marque défunte
Octave Plateau, du nom de « Cat ». Pensé d'abord comme
une réplique moins chère de l'Odyssey de la marque ARP, les
techniciens de la marque ont beaucoup misé sur son design, sa
personnalité. En fouillant sur des blogs dédiés aux synthétiseurs,
je tombe sur un site très intéressant répertoriant les publicités
des marques de clavier1.
Je décide alors de chercher des affiches publicitaires de cette
marque et de ce clavier et tombe sur ces merveilleux dessins, mettant
en scène le « Cat » comme un chat, dans l'une au milieu
de la jungle et dans l'autre en pleine ville. Cette fable en
plusieurs parties et cette prise de position claire de la marque pour
montrer que son instrument incarne bel et bien une âme animale
féline n'est qu'une preuve de plus de la modernité de ces
instruments. Les claviers modernes sont fades, ont des noms
compliqués d'ordinateurs : il n'y a qu'à voir le « Korg
Triton », brutal, sans vie. Dans les années 1970 et 1980, les
fabricants semblaient prendre du plaisir à donner une vie et une
personnalité à leurs machine.
Ceci
explique probablement l'engouement récent et le retour à la mode de
ces instruments. D'autant plus qu'une grande part de mystère est
procurée par le fait qu'ils ne sont plus fabriqués en usine. Il
faut aller les dénicher, chez des collectionneurs ou de simples
particuliers. A la quête des sons jamais entendus s'ajoute donc la
quête du synthétiseur le plus original de par son nom et sa forme.
Il
me semble qu'une rupture s'est créée dans les années 1980 avec la
création du synthétiseur numérique, qui a dégoûté les musiciens
des technologies contemporaines. Aujourd'hui en 2011, la technologie
récente est considérée comme plus moderne et plus sûre. Un modèle
d'ordinateur sort tous les mois, plus puissant mais aussi plus cher
que son prédécesseur. Cela se répercute dans de nombreux domaines
artistiques et notamment en photographie et en cinéma. L'avènement
du 3D le prouve. En musique, les années 2000 ont vu pléthore de
groupes et de producteurs provenant de tous les styles musicaux, se
ré-emparer des synthétiseurs analogiques, aller à leur recherche
sur internet, dans les vide-greniers. Cette fascination pour un
instrument « rétro » en dit en fait long sur le jugement
que portent les musiciens sur les technologies actuelles en la
matière. Le clavier numérique n'est pas considéré comme plus
moderne. Certes il est plus pratique, il n'y a pas besoin de
l'accorder, on peut difficilement le casser.
Imaginez : plus besoin de porter un de ses « analos » qui
pesaient des tonnes ! Le numérique offrait aussi la possibilité
d'imiter plusieurs claviers : encore du poids en moins à porter et
de l'argent en moins à dépenser. D'autant que le numérique offrait
aussi son lot de nouveauté, moins esthétiques, moins organiques,
mais au goût de certains. Cependant, au
niveau de son concept, ce dernier est bien moins moderne que
l'analogique. Le numérique consiste à faire jouer à un clavier des
banques de données pré-enregistrées ; l'analogique invente des
sons qui paraissent purs.
Le
coupable, c'est la Synthèse FM. Créée et brevetée en 1973 par
l'ingénieur John Chowning et rachetée ensuite par la marque
japonaise Yamahaa, celle ci utilisait la modulation de fréquence.
Une technique plus tard utilisée pour la télécommunication et
notamment pour la radio (bande FM). De nombreux producteurs ont abusé
de l'utilisation de ces nouveau synthétiseurs numériques et
notamment du modèle de Yamahaa DX7. Au point d'en dégoûter
certains qui clamaient alors le retour à un son rock originel sans
clavier. Le cliché de cette « haine » pour le « son
typé eighties » ne marche pas pour les années 1960 et 1970 où
le son des synthétiseurs était analogique et beaucoup plus
novateur. Beaucoup d'artistes et de critiques avaient cependant émis
des réserves au sujet des synthétiseurs numériques des années
1980. Ce son très aérien car rempli d'echo et de réverbérations
faisait perdre en énergie la musique. Le tranchant des guitares et
la puissance de la batterie étaient alors enfouis sous des couches
de claviers, et l'esprit originel du rock'n'roll incarné par Elvis
Presley, enterré avec. Philippe Manoeuvre, rédacteur en chef du
magazine français spécialisé en musique rock, « Rock'n'Folk »,
clame souvent dans ses éditoriaux qu'un groupe de rock c'est
« batterie, basse, guitare et voix ».
De
retour dans les années 1990 et 2000, ces synthétiseurs qu'on
pourrait alors qualifier de « dinosaures » ont rafraîchit
l'atmosphère. Il paraissait peut-être fou aux musiciens
contemporains que des techniciens aient passé autant de temps à
créer et façonner des machines finalement peu utilisées puis vite
abandonnées pour une technologie financièrement attrayante mais
artistiquement inférieure. Les groupes faisant l'utilisation de
synthétiseurs (My Bloody Valentine, par exemple, en 1990, sur
l'album phare Loveless)
étaient déjà qualifiés de « collectionneurs » de
machines fabriquées une ou deux décennies auparavant. De nombreux
groupes collectionnaient déjà les vieilles guitares électriques à
la fabrication plus artisanale et donc meilleure. Mais pour elles, le
principe même de la technologie était identique. Pour les
synthétiseurs, il s'agit vraiment de faire vivre une espèce
disparue dans une nouvelle époque.
Je
décide de poser la question à Harry (20 ans) et Hugo (23 ans), pour
tenter de comprendre pourquoi sont-ils si passionnés par des engins
dont le concept est relativement dépassé !
« J'ai
l'impression que dans les différents domaines artistiques qui se
servent de la technologie comme moyen d'expression, la tendance
générale est au retour en arrière. La mode du 8mm au ciné, la
fascination pour les vieux appareils photos...Je me dis qu'en fait,
les artistes ont le sentiment qu'on a pas encore exploité au maximum
ces outils, qu'il restait des choses à faire et à découvrir avec,
que sortir ces technologies anciennes de leur époque et les ramener
dans un temps plus moderne leur donne un nouveau souffle et un
nouveau sens. Y-a t-il des choses qu'on a encore jamais faite avec
les synthétiseurs, des espaces inexplorés ? Peut-on faire évoluer
un technologie alors qu'elle est déjà presque archaïque ?»
Hugo
P. : «Notre génération arrive un peu après la guerre parce qu'au
niveau recherche "synthétique", des artistes comme Walter
Carlos, Jean Michel Jarre, Vangelis, Herbie Hancock ou même Quincy
Jones sont déjà allés très loin. Maintenant, le fait d'intégrer
cette recherche dans la pop peut nous faire avancer vers quelque
chose de très intéressant. Le mouvement électronique français de
la « french touch » nous a appris un peu ce mode de fonctionnement
qui consiste a marier la musique pop avec des sonorités quasiment
extraterrestres. Il y aura toujours des choses a découvrir avec les
anciens synthétiseurs parce que ces instruments sont uniques, donc
chaque machine est personnelle, pleine de qualités et de défauts.
C'est ce qui fait leur charme, c'est infini.»
Harry
A. : «J'ai
l'impression qu'aujourd'hui les nouvelles technologies n'offrent
aucune restriction au cinéaste ou musicien. La différence avec
avant, c'est qu'on a des outils et des logiciels qui nous permettent
de faire absolument tout. Il est donc difficile de s'imposer soi-même
des contraintes. Le retour aux technologies anciennes est selon moi
une facilité, même si les résultats faits avec sont très
convaincants. »
Ces
musiciens recherchent donc des instruments qui aient des défauts.
Ils sont représentatifs d'une grande partie d'entre eux, qui ne
veulent pas entendre de la musique parfaite. Ils veulent pouvoir
créer des sons qui évoluent, ils veulent injecter de la vie à leur
instrument. Ils veulent que ces instruments soient capables de
produire une infinité de sons et sont donc partagés entre le désir
de travailler avec des contraintes, car les synthétiseurs
analogiques sont très fragiles et souvent lourds à transporter, et
celui de n'avoir aucune limite artistiquement parlant. Ils veulent
sortir des sons jamais entendus, avec des machines jamais vues.
Mon
désir de comprendre l'intérêt porté par les nouvelles générations
pour ces machines construites avant leur naissances m'emmène chez
Jérémie Orsel. Ce jeune homme, cadre chez une marque de vêtements,
est également musicien dans plusieurs groupes. Il est guitariste et
apprenti producteur, d'où son engouement pour les synthétiseurs
analogiques qu'il a appris à aimer et écouter en vinyle. Je le
comprends vite en observant les quantités de disques empilées dans
sa discothèques. Lorsque j'aborde le sujet des synthétiseurs
analogiques, il embraye sur les premiers modèles qui ne possédaient
pas de claviers et me sort un vinyle du compositeur de jingles
publicitaires et de musiques de film Raymond Scott mentionné plus
haut dans les influences de Robert Moog.
Jérémie
vient en fait d'acquérir un synthétiseur modulaire neuf. Un
Canadien, passionné de ces machines, a en effet ouvert un site
internet sur lequel il vend sur commande des modules qu'il fabrique
lui-même à la main. Jérémie m'indique que le propriétaire de
cet entreprise est un réel passionné, pas intéressé par
l'argent. Il propose en effet la vente de meubles pour stocker les
modules, mais à un prix assez élevé, donc si son client n'a pas assez
d'argent pour se les offrir, il lui envoie volontiers les plans du
meuble pour qu'il puisse se le faire fabriquer par l'ébéniste de
son choix. Jérémie m'explique que pour faire marcher ces modules,
il faut devenir technicien soi-même et comprendre le sens du son et
donc du signal électronique.
Les
synthétiseurs sont habituellement semi-modulaires : le constructeur
fait le choix et combine différents modules, fabriqués avec des composants
bien spéciaux. Il les assemble à la chaîne dans un boitier dont il
choisit le design et le nom. Les synthétiseurs modulaires sont plus
libres, contiennent moins de personnalité. En réalité, ils peuvent
en incarner une infinité. Ils diffèrent des synthétiseurs de
grandes distribution dans le sens où l'on doit câbler soi-même les
modules, à sa guise. On peut d'ailleurs acheter autant de modules
qu'il en existe et même expérimenter avec des modules électroniques
pas forcément associés à l'utilisation musicale. En effet, quand
ils ont commencé leurs expérimentations, des hommes comme Robert
Moog ou Peter Zinovieff se sont vite rendus compte que certains
modules étaient plus musicaux que d'autres.
Jérémie me
fait une démonstration pour que je puisse entendre le son produit
par le synthétiseur. Les premiers essais ne sont pas concluants. Le
clavier MIDI censé commander le signal électronique et donc
produire des notes ne marche pas. Jérémie décide alors, en
attendant de comprendre le problème, de me montrer ce que les
modules sont capables de faire sans clavier. Dans les années 1950,
de nombreuses bande originales de films ont été produites par des
synthétiseurs mais sans l'aide de clavier. La production du son se
fait alors en tournant les boutons, au hasard. On pourrait décrire
ces sons comme répétitifs, étranges, mécaniques voire presque
robotiques. Je comprends alors l'usage qu'on pu en faire les premiers
compositeurs dans la musique de films de science-fiction.
Je demande à Jérémie s'il a déjà été capable de re-trouver un
son. Il me répond que même les techniciens
chevronnés ont du mal à le faire. L'oscillateur électrique envoie
un signal extrêmement sensible et difficilement maîtrisable. C'est
son principal défaut, il est très aléatoire. C'est aussi sa
principale qualité : chaque fois qu'on le branche et qu'on allume la
tension, on a en face de soi un instrument différent. La palette de
son est pratiquement illimitée. Même si le clavier réduit le
spectre sonore à cinq octaves, un bouton sur l'instrument permet de
changer de registre.
Jérémie
règle le problème du clavier : la pile était morte. Je peux alors
écouter et jouer sur le clavier pour me rendre compte de l'aspect
spectaculaire de la machine. En cinq minutes, j'ai pu entendre une
quantité de sons innombrable. Je suis étonné par l'aspect très
répétitif des sons produits : j'ai l'impression que le synthétiseur
joue tout seul. On peut déjà, depuis un certain temps, faire jouer
des machines toutes seules à l'aide de la technique de séquence
évoquée en première partie. Les machines pourront elles un jour
composer elles-même la musique, de manière aléatoire ou programmée
? Les recherches actuelles tentent d'y parvenir, bien que cette
perspective fasse frissonner. Irons-nous un jour voir les concerts
d'une machine qui jouera et composera toute seule ? Si oui, cette
machine aura t-elle une capacité supérieure à celles des humains à
produire des chansons ? Sera t-elle plus « créative »
que nous et jouera-t-elle des sons jamais entendus ?
CONCLUSION
Pour
le moment, je suis face à une machine qui n'est plus un mystère
inouï pour moi car son fonctionnement est devenu familier. Mais la
palette sonore dont elle semble disposer me donne le vertige. J'ai la
sensation que cet outil technologique peut faire évoluer la musique
actuelle bien plus que n'importe quel synthétiseur numérique de
grande surface, et ce malgré le fait que son concept date d'il y a
cinquante ans. Si les musiciens actuels passent à côté des
synthétiseurs analogiques et si les marques de claviers, par souci
économique, ne procèdent pas à un léger retour en arrière sur
leurs principes techniques et à une remise en question, l'art
pourrait en pâtir. Parfois, la première intuition peut-être la
bonne. Parfois, on veut avancer trop vite vers la nouveauté alors
qu'on n'a même pas fini d'exploiter une technologie jusqu'à la
moelle. On n'a pas arrêté de fabriquer des pianos alors que leur
concept est vieux de milliers d'années. Pourquoi alors arrêter de
fabriquer ces synthétiseurs analogiques si fantastiques et novateurs
?
Quand
Jérémie me dit que le syntéhtiseur modulaire a d'abord été pensé
comme un clavier monophonique, je repense au « mot unique »
du Corbeau d'Edgar Allan Poe (1843), traduit par Charles Baudelaire.
Celui nommé « Jamais plus ».
Je
fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement
la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne
me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que
jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau
au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un
buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un
nom tel que Jamais plus !
Mais
le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra
que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute
son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une
plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement :
« D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ;
vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes
espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors :
« Jamais plus ! »
Bibliographie
:
- Encyclopédie des Instruments de Musique, par Alexandre Buchner, Gründ, 1980
- Les Synthétiseurs, de la découverte à la maîtrise, par Daniel Ichbiah Eyrolles, 2002.
- What The Future Sounded Like, documentaire réalisé par Matthew Bate, 2007.
- Theremin : An Electronic Odyssey, documentaire réalisé par Steven M. Martin, 1994.
- Analog Days: The Invention and Impact of the Moog Synthesizer, par Trevor Pinch et Frank Trocco, 2002.
1http://retrosynthads.blogspot.com/
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