Brel avait bien raison d'être belge.
Tout part d'une faute d'orthographe volontaire. On utilise en général l'auxiliaire être et non avoir pour conjuguer le verbe mourir dans les temps composés de la voix active. Si l'on y pense deux secondes, on peut facilement comprendre pourquoi. Mourir est un état et même quand on se donne la mort, qu'on met fin à ses jours, on n'est jamais vraiment qu'une marionnette, enveloppée par l'état d'être éteint, derrière le voile de l'inconnu.
Car Oxmo Puccino savait très bien ce qu'il faisait quand il chantait son refrain. Il prenait ses distances, il maquillait la veuve noire qui se faufile sans prévenir dans la nuque et pique sa victime. Insensé, insupportable. J'ai écouté Mourir 1000 Fois des centaines de fois, j'ai pleuré presque à chaque fois. L'humain est tellement faible, son existence se dissout dans verre, puis les bulles disparaissent et l'eau s'évapore. Le seul autre exemple que je connaisse d'une chanson plaçant son auditeur en face de sa mortalité avec autant de vigueur est le Tango Funèbre de Jacques Brel déjà cité ici.
"Est-ce qu'il est encore chaud ? / Est-ce qu'il est déjà froid ?" comme des giflettes assénées aux visages des pauvres gens qui croient en l'après-vie. Même ceux qui pensent déjà au Paradis ont cette intuition refoulée au fin fond de leur conscience, le vertige du néant, le silence assourdissant qui recouvre les lumières de la ville quand tout le monde dort encore. J'écoute souvent Mourir 1000 Fois en rentrant dans ma banlieue l'hiver quand il fait nuit.
Je ressens des frissons, mais de plaisir, à chaque ligne, chaque idée. Pour moi, cette chanson est moins morbide qu'elle ne le laisse paraître. Dans ses résonances, ses échos, son sample 8-bits, sa faute d'orthographe manifeste, j'y entrevois quelque chose de plus fort que la mort: une débordante humanité. On dit d'Oxmo qu'il est la plus belle plume du rap français, mais c'est avant tout un humain d'exception, je le sais pour avoir eu la chance de l'interviewer. Ce qu'il fait avec Mourir 1000 Fois c'est percevoir avec une justesse de ciseleur un sentiment imparfaitement humain. Comme un photographe expérimental du début du 20ème siècle, Oxmo tâtonne, chatouille, il ose, il rentre dedans. Quitte à être parfois surréaliste dans sa manière de conjuguer les verbes.
Eugène Atget, Avenue des Gobelins, Paris, 1925. |
Le morceau cite Demain C'est Loin d'IAM dans son dénouement, chef d'oeuvre massif de la musique française toute entière, qui décrivait fatalement le quotidien des classes ouvrières françaises dans les années 90. "Je pense à Momo, qui m'a dit "à plus" / Jamais je ne l'ai revu", ralenti, étiré, rabâché. Comme Baudelaire qui dédicaçait ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier, Oxmo semble dédicacer la sienne à Shurik'n et Akhenaton. Ce genre de choses ont un nom, et ce nom, c'est la classe.
Le premier album d'Oxmo Puccino a connu contrairement à L'Ecole Du Micro d'Argent, un succès tardif. Il restera néanmoins à jamais comme un des albums français les plus sous-estimés de son temps. Et si celui-là est sous-estimé, les deux suivants - L'Amour est Mort et Le Cactus de Sibérie - sont à des années lumières du mérite qui doit leur revenir: celui de placer le rap français au rang d'Art.
Brel avait vraiment raison d'être belge.
BK
J'ai peur de la mort, je le sais, je l'ai vue épeler mon nom
Appeler des amis, jamais je les ai revus
Peur que sans moi la vie suive son cours
Qu'un autre con touche ma thune et que ma fouf’ change de pine
Et qu'une quelconque loque me copie, que mes potes m'oublient
Qu'à chaque fois que ma mère ouvre les yeux ses larmes aient doublé
Ne pas voir son gosse pousser, frotter son dos quand il tousse
Toucher d'autres meufs que ta fouf'
Si demain le pire arrivait prends ce texte tel un testament
Pas de biens à partager sauf mes sentiments
Nos soucis ne sont pas les mêmes, fiston
Ne mélangeons pas nos pensées
Je pense qu'on sera jamais amis
C’est l'existence et ses châtiments
L'amour des proches est d'or
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre
Profites-en encore tant que t'as le temps
Nos vies se raccourcissent chaque jour
Mourir, y'a milles façons, peu le choisissent
La faucheuse n'oublie personne, ni toi ni moi, jamais oisive
J'en passe des façons de se casser de la tèc’
Des potes qui se disloquent en caisse, des mères se laissant suicider
Tant de vies perdues dans le triangle "love" des Bermudes
Un type une fille dénudés, tu viens, tu vois, tu te fâches : t’en tues un
Le rouge coule, un bougre au sol, l'autre en taule
Drôle de vie, dire que tout ça part de l'amour – laisse-moi douter -
On dit perds pas l'espoir, mais faire quoi
Quand un sale faire-part dit que ton père part d'un cancer ?
De toute façon c'est ça ou autre chose
Il y a mille façons d'être soustrait
De laisser les joues arrosées
C’est l'existence et ses châtiments
L'amour des proches est d'or
J'ai mouru 1000 fois quand Dieu les rappelait à l'ordre
Profites-en encore tant que t'as le temps
Nos vies se raccourcissent chaque jour
Ceux que tu aimes vraiment, tiens-les
Tel une poignée de sable pendant la tempête
N'écarte jamais les doigts ou toute ta vie tu le regretteras amèrement
Et ceux qui t'aiment, adore-les avant la housse
Car les regrets ne servent à rien arrivé dans l'Au-delà
Aimer ses amis sans baliser, croire que la vie est longue
Jusqu'à réaliser l'erreur lors d'une fin de vie
Le pire dans la perte c'est pas l'être aimé
Mais le temps de se consoler
Car quand on meurt c'est pour si longtemps
Ce qui est à craindre c'est qu'à force
Que tes proches se taillent à la morgue
Tu finis par être plus mort qu'eux
Vu qu'à chaque fois qu'on perd quelqu'un de cher
On meurt aussi un peu
Facile d'écrire mourir mille fois
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